Le G7 : un taux d’imposition de 15 %, un bon coup pour les multinationales

 

C’était aussi attendu qu’inefficace: bien sûr, Joshua Bolton, le président de la puissante Business Roundtable des Etats-Unis, a bruyamment déploré le vaste paquet d’investissements et de hausses d’impôts de l’administration Biden avant même qu’il ne soit rendu public. «La hausse des impôts est un obstacle à la création d’emplois et à la croissance», a-t-il dit, reprenant le mantra néolibéral. En vain.

En effet, la loi de relance de 1900 milliards de dollars déjà adoptée a été suivie par le dévoilement d’un «plan pour l’emploi», prévoyant 2000 milliards de dollars d’investissements dans les infrastructures sur huit ans, et d’un «plan pour les familles», qui vise à investir 1800 milliards de dollars sur dix ans dans les écoles, les jardins d’enfants et les prestations parentales. Tout cela constitue un réalignement de la structure de la première économie mondiale, financé par de nouvelles dettes et des augmentations d’impôts. Aux Etats-Unis, l’impôt sur les sociétés doit passer de 21% à 28%.

Ce programme doit être accompagné d’un taux minimum mondial d’imposition des sociétés. L’idée derrière tout ça: si les Etats-Unis augmentent les impôts, les entreprises pourraient être tentées de s’installer dans des pays à faible taux d’imposition ou de partir immédiatement dans des paradis fiscaux. Ainsi, comme l’a proposé la secrétaire au Trésor Janet Yellen en avril, un taux d’imposition des sociétés d’au moins 21% devrait entrer en vigueur au niveau international. La semaine dernière, l’administration Biden a revu ce chiffre à la baisse, et vise désormais 15%.

Un taux d’imposition minimum mondial vise explicitement à assécher le modèle économique actuel des paradis fiscaux. Et comme si la Maison Blanche lisait les analyses du réseau international Tax Justice Network, critique de la mondialisation, ce taux d’imposition minimal est destiné à mettre un terme à la «course vers le bas» – la compétition internationale pour la réduction des impôts.

Il y a quelques semaines encore, la proposition des dirigeants de l’OCDE en faveur d’un taux minimum de 12,5% circulait dans les forums de négociation internationaux. Evaluation: pas très prometteuse. Depuis une dizaine d’années, en réponse au grand krach financier de 2007/2008, des discussions sur les taux d’imposition mondiaux des sociétés transnationales sont menées sans aucune perspective de succès. Le concept final doit maintenant être prêt en juillet 2021 pour la réunion des ministres des Finances du G20 à Venise. Même si de nombreux détails ne sont pas encore clairs, cette initiative marque une rupture avec le récit néolibéral de la «concurrence fiscale» souhaitable entre les Etats qui a prévalu pendant plus de 30 ans.

Fin de l’offshore

Depuis les années 1970, le projet de mondialisation néolibérale repose sur un système de plus en plus complexe d’économie offshore. Premièrement, les Etats ont délibérément créé des espaces éloignés de la réglementation étatique habituelle. Des zones de production pour l’exportation ont été créées dans les pays du Sud pour la production de biens matériels. Dans ces zones, les taux d’imposition applicables, les normes environnementales et souvent le droit d’organiser des syndicats sont édulcorés, voire supprimés.

Deuxièmement, de plus en plus d’accords de protection des investissements ont introduit un système de tribunaux spéciaux privés exclusifs pour les investisseurs étrangers. Cela permet aux entreprises étrangères de poursuivre les Etats en dehors de la juridiction nationale si elles voient leurs attentes en matière de profit réduites par une nouvelle réglementation.

Et troisièmement, à mesure que les marchés financiers se libéralisaient, des juridictions offshore spéciales déréglementées sont apparues: un réseau complexe de paradis fiscaux – parfois avec plus, parfois avec moins de secret bancaire –, de la City de Londres à l’International Banking Facility de New York en passant par l’Irlande, les Pays-Bas ou Panama.

C’est pourquoi le mouvement critique à l’égard de la mondialisation s’est toujours engagé à assécher les paradis fiscaux. Lorsque le réseau international Attac a été fondé en 1997, c’était l’une de ses deux revendications – avec l’introduction d’une taxe sur les transactions financières. Cependant, ni le cycle de manifestations initié lors du sommet du G8 [en 2000 à Nago au Japon] au tournant du millénaire, ni, dix ans plus tard, le choc du krach financier de 2007/08 et la crise économique mondiale avec ses manifestations Occupy Wall Street et anti-austérité n’ont pu permettre une percée de ces revendications.

Aujourd’hui, en 2021, ce pilier de l’économie offshore est ébranlé sous la présidence d’un démocrate américain conservateur et donc par le pouvoir hégémonique du projet actuel de mondialisation néolibérale. Quelles sont les raisons de ce virage de politique économique? La succession rapide et l’élan des politiques ainsi que des propositions de l’administration Biden représentent une tentative de remettre l’économie des Etats-Unis sur la voie d’une croissance robuste après la «Grande Récession» de 2009 et la récession due au coronavirus de 2020. En particulier, les investissements à long terme prévus dans les infrastructures en ruine et les dépenses massives en matière de recherche sont destinés à jeter de nouvelles bases. En outre, le gouvernement américain considère que sa prétention au leadership mondial est gravement menacée par la montée du capitalisme d’Etat chinois. La Chine veut devenir le numéro un, a déclaré Joe Biden lors de sa première conférence de presse en tant que président, en affirmant avec agressivité: «Cela n’arrivera pas sous ma présidence.»

La pression des forces progressistes a fait en sorte qu’une administration démocrate ne puisse éviter de faire des investissements effectifs dans l’action climatique. Et le mécontentement généralisé à l’égard du capitalisme néolibéral en tant que système social parmi des segments notables de la population des Etats-Unis signifie qu’il existe un espace politique pour ces politiques économiques néo-keynésiennes. Les campagnes électorales de Bernie Sanders, les luttes acharnées pour l’augmentation du salaire minimum, mais aussi les mouvements sociaux tels que le mouvement Black Lives Matter ont ainsi permis des changements programmatiques plus importants dans l’establishment démocrate américain que ce à quoi on aurait pu s’attendre au départ. Les développements macroéconomiques, les rivalités géopolitiques et les luttes sociales de la base s’imbriquent pour créer un potentiel de changement politique.

Le chroniqueur Noah Smith du portail d’informations économiques Bloomberg estime que la «Bidenomics» présente un haut degré de cohérence stratégique. Il vise à développer une économie à deux voies: un secteur compétitif des firmes orienté vers le monde entier et une économie interne plus ample dans laquelle – avec un soutien par la redistribution – de nouveaux emplois sont créés dans le secteur des soins et des infrastructures. L’historien de l’économie Adam Tooze, en revanche, est beaucoup plus sceptique. Il considère que le paquet d’investissement avec ses 250 milliards de dollars par an pour les huit prochaines années est bien trop faible. Cette évaluation correspond à l’augmentation prévue par Joe Biden de l’impôt sur les sociétés aux Etats-Unis, qui passerait de 21% actuellement à 28% seulement. Ce n’est qu’en 2017 que Trump l’a abaissé de 35% au taux appliqué actuellement.

Il y aura de la résistance

Malgré des évaluations contradictoires, la Bidenomics suggère un changement tectonique dans l’économie politique de la mondialisation. Pour la période allant de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 1970, avec ses compromis de classe sociaux-démocrates entre le capital et le travail, le politologue américain John Ruggie avait inventé le terme de «libéralisme intégré»: il entendait par là l’amalgame du libre-échange et de l’Etat-providence, de l’économie de marché et de l’intervention de l’Etat dans l’économie afin de réduire le chômage. En conséquence, les contours actuellement émergents de la Bidenomics pourraient être décrits comme un «néolibéralisme intégré». Si, d’une part, le libre-échange et les marchés financiers mondialisés doivent être maintenus en tant que piliers de la politique néolibérale, une nouvelle politique d’investissement stratégique de l’Etat assortie d’une redistribution de la richesse représente une rupture avec le modèle précédent.

«Nous tuons les paradis fiscaux. La partie est terminée»: c’est ainsi que le chef du Centre de politique et d’administration fiscales (CTP) de l’OCDE, Pascal Saint-Amans, résume la volonté de Washington d’instaurer un taux d’imposition minimum mondial pour les entreprises. En fait, l’idée d’une souveraineté fiscale nationale serait fortement restreinte. Les détails et donc l’efficacité exacte d’une telle taxe n’ont pas encore été déterminés. La France et l’Allemagne ont déjà soutenu le concept, de même que la Commission européenne. Il est peu probable qu’il y ait des protestations coordonnées de petits paradis fiscaux comme le Panama ou les Bermudes contre une décision du G20. Toutefois, les Etats membres de l’UE qui profitent de la «concurrence fiscale» internationale pourraient s’y opposer farouchement. Il reste également à voir quel sera le vote final du Congrès des Etats-Unis.

Si l’impôt minimum sur les sociétés voit le jour, la question pour les mouvements sociaux et les syndicats est de savoir s’il restera principalement un instrument dans le cadre de la concurrence mondiale entre les Etats dans le cadre d’un «néolibéralisme intégré». Ou s’il serait possible de l’utiliser comme tremplin pour un projet plus large de transformation socio-écologique globale. (Article publié dans l’hebdomadaire Der Freitag, 21/2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Alexis Passadakis est politologue et actif au sein du réseau Attac

 

Impôt minimum mondial sur les multinationales: un accord au rabais

Par Quentin Parrinello, Oxfam France

Alors que les Etats-Unis avaient proposé il y a un mois un taux minimum effectif de 21%, les pays du G7 ont adopté ce samedi 5 juin un compromis au rabais en s’accordant sur un taux de seulement 15%. Face au manque de soutien actif de plusieurs pays européens, dont la France, et la pression des paradis fiscaux, l’ambition a donc été largement écornée.

«Il était plus que temps que les plus grandes économies mondiales s’accordent sur un taux minimum d’impôt effectif pour les multinationales. Mais le taux de retenu de 15% est tout simplement trop bas. Comment peut-on penser qu’on va s’attaquer aux paradis fiscaux en établissant un taux à peine plus haut que celui de paradis fiscaux notoires comme la Suisse ou Singapour?» [1]

«La première proposition américaine d’un taux minimum effectif à 21% constituait une première base de discussion qui pouvait être améliorée. Mais face à la pression des paradis fiscaux, et le manque d’ambition de certains pays européens comme la France, cette proposition a été abaissée à 15% et pourrait l’être encore davantage.»

«Le manque de soutien actif de la France à la première proposition de Joe Biden est un très mauvais calcul politique: la France serait l’une des plus grandes perdantes d’un passage de taux de 21% à 15% avec des recettes fiscales attendues de 4,3 milliards d’euros, contre 16 milliards pour la proposition américaine. Au moment où le gouvernement s’interroge sur comment payer la facture du coronavirus, il vient de laisser filer l’opportunité de reprendre des dizaines de milliards d’euros délocalisés dans les paradis fiscaux.»

«Dans le contexte de crise économique et sanitaire mondiale que nous vivons, les pays du G7 préfèrent protéger l’intérêt des transnationales et des paradis fiscaux, alors même alors que les besoins de financement pour répondre à l’urgence sont énormes et que de nombreuses transnationales ont réalisé des bénéfices exceptionnels durant la crise.»

«Le deuxième problème de cet accord c’est qu’il devrait essentiellement servir les intérêts des pays riches puisque les recettes taxées iraient dans les pays où les entreprises ont leur siège social, alors que ce sont les pays en développement qui sont les principales victimes des montages d’évasion fiscale. Les pays du G7 ne peuvent pas s’attendre à ce que la majorité des autres pays se contentent des miettes de leur accord.» (5 juin 2021)

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Note complémentaire de Pauline Leclère pour Oxfam France

Les pays en développement sont privés chaque année d’au moins 100 milliards de dollars du fait de l’évasion fiscale des transnationales.

L’ICRICT (Independent Commission for the Reform of International Corporate Taxation), une commission composée d’experts indépendants, de chercheurs et de représentants de la société civile, appelle à un taux minimum effectif mondial sur les transnationales de 25%.

En mai 2019, le Cadre Inclusif de l’OCDE travaillant sur le plan BEPS (Base Erosion Profit Shfiting) a lancé, sous l’égide du G20, un nouveau round de négociations sur la réforme de la fiscalité des transnationales à l’ère du numérique. Près de 140 pays participent aux négociations. Ce round de négociations comprend deux trains de réformes organisées autour de deux piliers: le premier pilier traite de la distribution des droits à taxer (et notamment de la possibilité de taxer les entreprises du numérique) et le second pilier, de la mise en place d’un taux minimum effectif pour les transnationales. Le G20 doit trouver un accord politique sur les deux piliers d’ici à juillet 2021.

Les pays en développement, dont les recettes fiscales sont largement plus dépendantes de l’impôt sur les sociétés, ont présenté plusieurs propositions dans le cadre des négociations pour assurer un accord tenant compte de leurs intérêts. Il y a quelques semaines, le Forum des administrations fiscales africaines (ATAF), représentant 38 Etats africains, soumettait une nouvelle proposition sur la distribution des droits à taxer. Le G24, représentant des dizaines de pays en développement, a également soumis plusieurs propositions de réformes pour un système fiscal plus juste. (5 juin 2021)

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[1] Le caractère d’«accord au rabais» est confirmé à leur façon par les déclarations d’élus libéraux helvétiques qui insistent, comme le conseiller d’Etat Laurent Kurth, sur un élément souvent négligé: «Avant de parler du taux, il faut savoir de quelle matière on parle pour l’imposition.» Autrement dit, comment sont définis les bénéfices effectifs, une fois pris en compte les taux d’amortissement, leur durée, etc. Quant au porte-parole néolibéral du canton de Genève, Christian Lüscher, il considère que «cela n’augmentera pas substantiellement la fiscalité établie par les cantons pour les grosses sociétés et les PME, elles, ne seront pas touchées». (Réd. A l’Encontre)