Entrevue avec Gilbert Achcar, Inprecor, décembre 2019
Commençons par revenir à ce qui semble maintenant être un lointain souvenir : l’onde de choc révolutionnaire qui a déferlé sur le monde arabe en 2011. Vous avez argumenté dans votre livre Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe que ces événements n’étaient que le début d’un long processus révolutionnaire en raison de la nature spécifique du capitalisme au Moyen-Orient. Pouvez-vous expliquer ces dynamiques de l’économie politique dans le monde arabe et leurs rapports avec les formes de régimes autoritaires ?
Gilbert Achcar : Pour commencer par une considération générale, il est évident maintenant que nous assistons à une grave crise mondiale de l’étape néolibérale du capitalisme. Le néolibéralisme s’est développé comme une étape capitaliste à part entière, véritable, depuis la mise en œuvre de son paradigme économique dans les années 1980. Cette phase est entrée en crise depuis la Grande Récession, il y a dix ans. La crise se déroule sous nos yeux, entraînant des soulèvements sociaux de plus en plus importants. Si vous regardez aujourd’hui ce qui se passe au Chili, en Équateur, au Liban, en Irak, en Iran, à Hong Kong et dans plusieurs autres pays, il semble que le point d’ébullition soit atteint dans de plus en plus de pays.
Les événements dans la région arabe s’inscrivent dans cette crise mondiale générale. Mais il y a quelque chose de spécifique dans ce bouleversement régional. Là, les réformes néolibérales ont été menées dans un contexte dominé par un type spécifique de capitalisme – un type déterminé par la nature particulière du système étatique régional qui se caractérise par une combinaison, dans des proportions différentes, de statuts rentiers et patrimoniaux, ou néopatrimoniaux. Ce qui est surtout spécifique à la région, c’est la forte concentration d’États pleinement patrimoniaux, une concentration inégalée dans aucune autre partie du monde. Ce patrimonialisme signifie que les familles au pouvoir sont propriétaires de l’État, qu’elles le soient légalement dans une configuration « légale » absolutiste ou simplement de facto. Ces familles considèrent l’État comme leur propriété privée et les forces armées – en particulier les appareils armés d’élite – comme leur garde privée. Ces caractéristiques expliquent pourquoi les réformes néolibérales ont connu leurs pires résultats économiques dans la région arabe, comparés à ceux de toutes les régions du monde. Les changements d’inspiration néolibérale réalisés dans la région ont entraîné les taux de croissance économique les plus faibles de tous les pays en développement et, par conséquent, les taux de chômage les plus élevés du monde, en particulier parmi la jeunesse.
La raison n’est pas difficile à comprendre : le dogme néolibéral repose sur la primauté du secteur privé, l’idée que le secteur privé doit être le moteur du développement, tandis que les fonctions sociales et économiques de l’État doivent être réduites. Le dogme dit en un mot : introduire des mesures d’austérité, réduire l’État, réduire les dépenses sociales, privatiser les entreprises d’État et laisser la porte grande ouverte aux firmes privées et au libre-échange, et dès lors des miracles vont se produire.
Or, dans un contexte dépourvu des conditions préalables d’un capitalisme idéal-type, à commencer par la primauté du droit et la prévisibilité (sans laquelle il ne peut y avoir d’investissement privé de développement à long terme), ce que l’on obtient en fin de compte, ce sont surtout les investissements privés à profit rapide et la spéculation, surtout dans le secteur de la construction immobilière, mais pas dans l’industrie et l’agriculture, pas dans les secteurs clés de la production.
Cela a créé un blocage structurel du développement. Ainsi, la crise générale de l’ordre néolibéral mondial va dans la région arabe au-delà d’une crise du néolibéralisme pour devenir une crise structurelle du type de capitalisme qui y prévaut. Il n’est donc pas possible de sortir de la crise dans la région par un simple changement des politiques économiques dans la structure conservée du type d’États existants. Une mutation radicale de l’ensemble de la structure sociale et politique est indispensable, sans quoi la crise socio-économique aiguë et la déstabilisation qui affectent l’ensemble de la région n’auront pas de fin, à vue humaine.
C’est pourquoi une onde de choc révolutionnaire aussi impressionnante a secoué toute la région en 2011, et pas seulement réduite à des manifestations de masse. La perspective était vraiment insurrectionnelle, avec des gens chantant « Le peuple veut renverser le régime ! » – le slogan qui est devenu omniprésent dans la région depuis 2011. La première onde de choc révolutionnaire de cette année-là a secoué avec force le système régional des États, révélant qu’il était entré dans une crise terminale. L’ancien système est en train de mourir irréversiblement, mais le nouveau ne peut pas encore naître – je pense bien sûr à la célèbre phrase de Gramsci – et c’est là que les « symptômes morbides » commencent à apparaître. J’ai utilisé cette phrase dans le titre de l’ouvrage datant de 2016 qui fait suite à celui de 2013, Le peuple veut.
Darren Roso : Est-il vrai que les mesures néolibérales dans le monde arabe se sont accélérées malgré l’essor révolutionnaire ? Les prix des denrées alimentaires en Égypte augmentent avec les prix de l’électricité et du carburant, et les estimations prudentes de la Banque mondiale indiquent qu’environ 60 % des Égyptiens sont « pauvres ou vulnérables », tout cela alors que le régime a renouvelé sa répression contre les manifestations. Pouvez-vous nous parler de la relation entre la contre-révolution et le néolibéralisme accentué ?
Gilbert Achcar : L’Égypte en est un très bon exemple. Lorsque la Grande Récession a frappé en 2008, beaucoup ont cru qu’elle annonçait la fin du néolibéralisme et que le pendule allait revenir au paradigme keynésien. Mais c’était une grande illusion pour la simple raison que les politiques économiques ne sont pas déterminées par des considérations intellectuelles et empiriques, mais par les rapports de forces entre classes.
Le virage néolibéral est dirigé depuis les années 1980 par des fractions de la classe capitaliste, celles qui ont un intérêt direct dans la financiarisation. Pour s’en éloigner, il faut un changement dans l’équilibre social des forces, qui ait un impact sur les rapports entre les fractions de la classe capitaliste elle-même, un changement au moins équivalent à celui qui a eu lieu dans les années 1970 et 1980.
Cela ne s’est pas encore produit et les forces progressistes opposées au néolibéralisme ne se sont pas encore montrées assez fortes pour imposer le changement. Les néolibéraux sont toujours en tête du peloton : ils prétendent que la raison de la crise mondiale n’est pas le néolibéralisme mais l’absence d’une application complète de ses recettes. Bien qu’ils aient massivement recouru en 2008-2009 à des mesures contraires à leur propre dogme, comme le sauvetage massif du secteur financier par des fonds publics, ils ont rapidement repris de plus en plus les mêmes politiques néolibérales poussées de plus en plus loin.
C’est exactement ce que nous avons dans la région arabe, malgré la gigantesque onde de choc révolutionnaire qui a secoué toute la région en 2011. Cette année-là, presque tous les pays arabophones ont connu une montée massive des protestations sociales. Six des pays de la région – soit plus d’un quart d’entre eux – ont connu des soulèvements massifs. Et pourtant, la « leçon » selon le FMI, la Banque mondiale – ces gardiens de l’ordre néolibéral –, c’est que tout cela s’est produit parce que leurs recettes néolibérales n’avaient pas été suffisamment appliquées ! La crise, disaient-ils, était due à un démantèlement insuffisant des vestiges des économies capitalistes d’État d’hier. Ils ont affirmé que la solution est de mettre fin à toutes les formes de subventions sociales, encore plus radicalement que ce qui s’était déjà produit.
Toutefois, si les gouvernements de la région n’ont pas poussé plus loin leurs options, c’est parce qu’ils avaient peur de le faire. Ici, il ne s’agit pas de l’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin, quand les gens ont avalé la pilule très amère des changements néolibéraux amples et brutaux dans l’espoir que cela leur apporterait la prospérité capitaliste. Dans le monde arabe, les gens ne sont pas prêts à en payer le prix parce qu’ils n’ont aucune illusion que leur pays deviendra comme l’Europe occidentale, comme les « Européens de l’Est » l’ont cru. Par conséquent, pour imposer de nouvelles mesures néolibérales au peuple, il faut recourir à la force brutale. L’Égypte est donc une illustration très claire du fait que la mise en œuvre du néolibéralisme ne va pas de pair avec la démocratie, comme l’a prétendu Francis Fukuyama il y a trente ans dans son fantasme de « fin de l’histoire ».
L’Égypte montre clairement que pour mettre en œuvre de manière approfondie le programme néolibéral dans le Sud mondialisé, des dictatures sont nécessaires. La première mise en œuvre de ce type a eu lieu dans le Chili de Pinochet. En Égypte, c’est maintenant la dictature post-2013 dirigée par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi – le régime le plus brutalement répressif que les Égyptiens aient enduré depuis des décennies. C’est cette dictature qui est allée le plus loin dans la mise en œuvre de l’ensemble du programme néolibéral préconisé par le FMI, avec un coût énorme pour la population, avec une forte hausse du coût de la vie, du prix des denrées alimentaires, des transports, etc. L’essentiel de la population a été complètement dévastée. La raison pour laquelle sa colère n’a pas explosé dans les rues à grande échelle est qu’elle en est dissuadée par la terreur d’État. Mais la pleine application des recettes néolibérales du FMI n’a pas produit et ne produira pas de miracle économique. Les tensions s’accumulent donc et, tôt ou tard, le pays éclatera à nouveau. Il y a déjà eu une explosion limitée de colère populaire en septembre dernier ; tôt ou tard, il y en aura une beaucoup plus grande.
Darren Roso : Bien que les contextes diffèrent et que la spécificité soit toujours importante, pourquoi la barbarie a-t-elle maintenu son avantage sur les mouvements ouvriers et démocratiques dans le monde arabe ? Quels ont été, et pour quelles raisons, les tournants de la défaite dans la région depuis 2011 ? Quel est l’état de la gauche égyptienne et du mouvement ouvrier face à l’ultra-néolibéralisme de Sissi et à sa brutalité autoritaire ?
Gilbert Achcar : Malheureusement, tant la gauche que le mouvement ouvrier en Égypte sont en mauvais état. Ils ont subi une défaite douloureuse – non seulement à cause du retour brutal de l’État répressif, mais aussi à cause de leurs propres contradictions et illusions. La majeure partie de la gauche égyptienne a suivi une trajectoire politiquement erratique, passant d’une alliance mal conçue à une autre : des Frères musulmans aux militaires. En 2013, la majorité de la gauche et le mouvement ouvrier indépendant ont soutenu le coup d’État de Sissi de manière très myope, souscrivant à l’illusion que l’armée remettrait le processus démocratique sur les rails. Ils pensaient qu’en se débarrassant de Mohamed Morsi et des Frères musulmans, après leur année au pouvoir, ils rouvriraient la voie à une nouvelle avancée du processus révolutionnaire, même si elle était ouverte par l’armée.
Cela peut paraître un peu ridicule, mais cette illusion, que les militaires ont entretenue dans la phase initiale de l’après-coup, était bien réelle. Les militaires ont même coopté le chef du mouvement ouvrier indépendant dans leur premier gouvernement post-coup (2). Cette terrible bévue a discrédité la gauche ainsi que le mouvement ouvrier indépendant. En conséquence, l’opposition de gauche est très affaiblie et marginalisée dans l’Égypte d’aujourd’hui.
Je ne parle pas ici de la gauche marxiste radicale, qui a toujours été marginale, même si elle a parfois joué un rôle disproportionné lors du bouleversement révolutionnaire de 2011-2013. Je parle de la gauche large, celle qui avait autrefois un écho auprès de grandes masses. Cette gauche large a perdu une grande partie de sa crédibilité après 2013. C’est d’ailleurs l’une des raisons décisives pour lesquelles les gens ne se sont pas mobilisés massivement contre le nouvel assaut néolibéral. Quand il n’y a pas d’alternative crédible, les gens ont tendance à assimiler le discours du régime qui dit : « C’est nous ou le chaos, nous ou une tragédie à la syrienne. Vous devez accepter notre talon de fer. Ce sera difficile, mais au bout du compte, vous trouverez la prospérité. » Les Égyptiens n’achètent pas vraiment la dernière promesse – la prospérité – mais ils sont encore paralysés par la peur de se retrouver dans une situation bien pire que celle qu’ils endurent.
À tout cela s’ajoute une autre spécificité du processus révolutionnaire régional, dont la Syrie est l’illustration la plus tragique. Nous avons déjà évoqué une première spécificité – la crise structurelle propre au monde arabe dans le contexte de la crise générale du néolibéralisme. L’autre spécificité est que cette région connaît depuis plusieurs décennies le développement d’un courant réactionnaire d’opposition, promu depuis de nombreuses années par les États-Unis aux côtés de leur plus ancien allié dans la région, le royaume saoudien. Je veux parler de l’intégrisme islamique, bien sûr – tout le spectre de ce courant, dont la composante la plus importante est les Frères musulmans et dont la frange la plus radicale comprend Al-Qaïda et le prétendu État islamique (ISIS, Daech).
Le fondamentalisme islamique a été parrainé par Washington comme principal antidote au communisme et au nationalisme de gauche dans le monde musulman pendant la guerre froide. Au cours des années 1970, les fondamentalistes islamiques ont été autorisés par presque tous les gouvernements arabes à faire contrepoids à la radicalisation de la jeunesse de gauche. Avec le reflux subséquent de la vague de gauche, ils sont devenus les forces d’opposition les plus importantes tolérées dans certains pays, comme l’Égypte ou la Jordanie, et écrasées dans d’autres, comme la Syrie ou la Tunisie. Ils étaient cependant présents partout.
Lorsque les soulèvements de 2011 ont commencé, les sections des Frères musulmans ont pris le train en marche et ont tenté de le détourner pour servir leurs propres intérêts politiques. Ils étaient beaucoup plus forts que toutes les forces de gauche restées dans la région, très affaiblies par l’effondrement de l’URSS, tandis que les fondamentalistes bénéficiaient du soutien financier et médiatique des monarchies pétrolières du Golfe.
En conséquence, ce qui a évolué dans la région n’est pas l’opposition binaire classique de la révolution et de la contre-révolution. Il s’agissait d’une situation triangulaire dans laquelle vous aviez, d’une part, un pôle progressiste – soit ces groupes, partis ainsi que réseaux qui ont initié les soulèvements et représenté leurs aspirations dominantes. Ce pôle était faible sur le plan organisationnel, à l’exception de la Tunisie où un puissant mouvement ouvrier (3) a compensé la faiblesse de la gauche politique et a permis au soulèvement de ce pays de remporter la première victoire en renversant un président (4) déclenchant ainsi l’onde de choc régionale. D’autre part, il y avait deux pôles contre-révolutionnaires, profondément réactionnaires : les anciens régimes, qui représentaient classiquement la principale force contre-révolutionnaire, mais aussi les forces fondamentalistes islamiques qui faisaient concurrence aux anciens régimes et s’efforçaient de prendre le pouvoir. Dans cette configuration triangulaire, le pôle progressiste, le courant révolutionnaire, a rapidement été marginalisé, non seulement à cause de faiblesses organisationnelles et matérielles, mais aussi et surtout à cause de faiblesses politiques, de l’absence de vision stratégique.
La situation a donc été dominée par l’affrontement entre les deux pôles contre-révolutionnaires, qui a dégénéré en un « choc des barbaries », comme je l’appelle (5), dont la Syrie est l’illustration la plus tragique, avec un régime syrien des plus barbares face aux forces fondamentalistes islamiques elles-mêmes barbares. L’énorme potentiel progressiste que représentaient les jeunes qui ont initié le soulèvement en Syrie en mars 2011 a été complètement écrasé.
Beaucoup de ces jeunes ont quitté le pays, parce qu’ils ne pouvaient survivre ni dans des territoires contrôlés par le régime, ni dans des territoires tenus par les forces fondamentalistes islamiques. Une grande partie du potentiel progressiste syrien a donc été dispersée en Europe, en Turquie, au Liban et en Jordanie. Une partie survit à l’intérieur du pays, mais tant que la situation de guerre perdurera, il sera difficile pour elle de réémerger.
La situation kurde en Syrie est une autre histoire. Le PYD/YPG (Parti de l’union démocratique/Unités de protection du peuple) kurde dans le nord-est de la Syrie est sans aucun doute la plus progressiste de toutes les forces armées actives sur le terrain en Syrie, sinon la seule force progressiste. Ils ont réussi à développer et à étendre le territoire sous leur contrôle avec le soutien des États-Unis, parce que Washington sous la présidence Obama les considérait comme des fantassins efficaces dans la lutte contre le dit État islamique (ISIS, Daech). Ils avaient leur propre intérêt à combattre Daech, bien sûr, car c’est un ennemi mortel pour eux. Leur première coopération directe avec les États-Unis a en effet eu lieu lors de la bataille de Kobané en 2014, lorsque le soutien aérien américain, y compris les largages d’armes, a été décisif pour permettre aux combattant·es kurdes de faire reculer l’offensive de Daech. Il y a donc eu convergence d’intérêts entre les États-Unis, qui fournissent un soutien aérien ainsi que d’autres moyens et ressources, et le YPG, qui fournit des troupes sur le terrain.
C’est ce que Donald Trump a laissé tomber, en poignardant les Kurdes dans le dos et en ouvrant la voie aux attaques colonial-nationalistes et racistes de la Turquie contre eux. Leur situation est devenue extrêmement précaire puisqu’ils et elles sont maintenant pris entre le marteau de la Turquie et l’enclume du régime syrien, entre le chauvinisme turc et le chauvinisme arabe – deux projets de nettoyage ethnique, convergeant vers le projet de remplacement des Kurdes par des Arabes dans les zones frontalières de la Syrie avec la Turquie. Moscou aide les deux dans cette entreprise.
Darren Roso : Mais le PYD/YPG n’a pas réussi à s’associer de manière cohérente avec le reste du combat contre le régime meurtrier d’Assad…
Gilbert Achcar : Je ne leur en voudrais pas : aucune des forces armées syriennes d’opposition n’était ouverte à une véritable reconnaissance des droits démocratiques et nationaux des Kurdes. Certes, les PYD/YPG ne sont pas une répétition de la Commune de Paris comme certains ont tendance à les dépeindre de manière assez naïve. Et pourtant, avec toutes leurs limites et sans se faire d’illusions à leur sujet, ils représentent la force organisée la plus progressiste et la plus importante sur le terrain en Syrie. Si nous prenons le statut de la femme comme critère principal – et il devrait toujours être un critère crucial pour les progressistes – il ne souffre pas de comparaison par rapport à celui attribué par les PYD/YPG. Ajoutez à cela le fait que leurs co-penseurs en Turquie dirigent le Parti démocratique du peuple (HPD), la seule force politique progressiste et féministe majeure dans ce pays.
Darren Roso : Pour les marxistes, quelles ont été les leçons théoriques et politiques les plus significatives à tirer du cycle précédent de luttes révolutionnaires ? On entend souvent dire que le marxisme est « orientaliste » et donc inadapté aux sociétés non occidentales. L’attitude de Michel Foucault à l’égard de la révolution iranienne (1979) est un exemple de tentative de salut dans une altérité religieuse non occidentale, déclarant la fin des visions universelles d’émancipation humaine, de politique de classe et des instruments théoriques marxiens pour comprendre le monde. Alors pourquoi pensez-vous que la théorie marxiste est mieux équipée pour donner un sens aux révolutions et contre-révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ? Quelles sont les perspectives de développement d’une nouvelle génération d’activistes marxistes arabophones depuis 2011, et dans quelle mesure cela a-t-il commencé à se produire ?
Gilbert Achcar : La vision orientaliste de la région est qu’elle est condamnée à être éternellement figée dans la religion comme faisant partie de son essence culturelle, et que la religion explique tout et a toujours été la principale motivation des populations de la région. C’est une vision complètement erronée, bien sûr, qui est aussi très impressionniste en ce sens qu’elle ignore le passé et qu’elle croit que le présent va durer pour toujours.
Si l’on regarde le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ces dernières années, on peut en effet avoir l’impression que les forces fondamentalistes islamiques sont omniprésentes. Cependant, ce n’était pas le cas il y a quelques décennies, surtout dans les années 1950 et 1960, lorsque ces forces étaient marginalisées par des forces de gauche beaucoup plus fortes. On m’a demandé d’écrire une préface à la réédition du Marxisme et le monde musulman de Maxime Rodinson (6) il y a quelques années. Ce recueil d’articles, dont la plupart ont été écrits dans les années 1960, traite d’une partie du monde où les courants de gauche étaient dominants. J’ai donc dû informer ou rappeler ce fait historique aux lecteurs, de peur qu’ils ne soient déconcertés à la lecture du livre.
Peu de gens se rendent compte aujourd’hui que dans les années 1950 et 1960, il était largement admis que la région arabe était sous hégémonie idéologique communiste. Un auteur marocain a publié en 1967, en français, un livre intitulé l’Idéologie arabe contemporaine. Essai critique (7), dans lequel il discutait de ce qu’il nommait le « marxisme objectif » comme idéologie diffuse dans la région. Par cette formule, il voulait dire que les gens utilisaient des catégories et des idées marxistes, la plupart d’entre eux sans même en connaître l’origine.
Ou prenez un pays comme l’Irak, un bon exemple. Aujourd’hui, les religieux et les mollahs dominent la scène politique, surtout chez les chiites. Mais si vous revenez rapidement à la fin des années 1950, vous constaterez que le principal affrontement dans le pays opposait les communistes aux baathistes, ces derniers souscrivant à une idéologie nationaliste qui se décrivait comme socialiste. Les communistes étaient particulièrement influents parmi les chiites et ont pu mobiliser des centaines de milliers de personnes dans des manifestations. Pensez donc à cet Irak et à l’Irak d’aujourd’hui : un grand fossé les sépare. Mais cela prouve qu’il n’y a rien dans les gènes des populations de la région qui les condamne à se conformer aux directives politiques des forces religieuses.
Le dirigeant politique le plus populaire de l’histoire arabe moderne est sans conteste Gamal Abdel Nasser, président de l’Égypte entre 1956 et sa mort précoce en 1970. Il est allé le plus à gauche possible dans les limites du nationalisme bourgeois, mettant en œuvre une nationalisation radicale de l’économie avec des réformes agraires successives, promouvant le développement industriel conduit par l’État et apportant une amélioration substantielle des conditions de travail, tout cela sur un fond anti-impérialiste et antisioniste.
Bien qu’elle se soit déroulée dans des conditions dictatoriales difficiles, cette phase a été très progressiste dans l’histoire de l’Égypte, et elle a été imitée dans plusieurs pays arabes. Lorsque vous contemplez cette histoire, vous vous rendez compte que le rôle de l’intégrisme islamique au cours des dernières décennies n’est pas enraciné dans une certaine essence culturelle, comme le voudrait la vision orientaliste. Elle est plutôt le produit de développements historiques spécifiques. Comme nous l’avons déjà dit, c’est en partie le résultat de l’utilisation prolongée et intensive par Washington de l’intégrisme islamique de mèche avec l’État le plus réactionnaire du monde, le royaume saoudien, pour combattre Nasser et l’influence de l’URSS dans la région arabe et dans le monde islamique.
Lorsque le « printemps arabe » (comme on appelait les soulèvements en 2011) s’est épanoui, une nouvelle génération est entrée dans la lutte, à grande échelle. L’essentiel de cette nouvelle génération aspire à une transformation progressiste radicale. Ses membres aspirent à de meilleures conditions sociales, à la liberté, à la démocratie, à la justice sociale, à l’égalité, y compris l’émancipation du point de vue des genres. Ils rejettent les politiques néolibérales et rêvent d’une société qui contraste fortement avec les vues programmatiques des forces fondamentalistes islamiques qui ont détourné ou ont tenté de détourner ces soulèvements et de les diriger vers leurs propres objectifs.
Il y a un énorme potentiel de progrès dans la région. Nous l’avons vu revenir sur le devant de la scène lors de la deuxième onde de choc révolutionnaire qui se déroule actuellement. Elle a commencé en décembre 2018 avec le soulèvement soudanais, suivi depuis février dernier par le soulèvement algérien, et depuis octobre par des manifestations sociales et politiques massives en Irak et au Liban. Le Soudan, l’Algérie, l’Irak et le Liban sont en ébullition et tous les autres pays de la région sont sur le point d’exploser.
Darren Roso : Qu’en est-il du rôle du stalinisme dans le monde arabe ?
Gilbert Achcar : L’Union soviétique et les partis communistes sous sa direction ont représenté la forme dominante du « marxisme » dans la région pendant des décennies. Il y a eu plusieurs partis communistes importants dans la région, tous étroitement liés à Moscou. Cela signifie que la littérature marxiste « autoproclamée » était fortement dominée par le stalinisme dans la région durant les années 1950 et 1960. Avec l’émergence mondiale de la Nouvelle Gauche à la fin des années 1960 et dans les années 1970, de nouvelles traductions ont permis l’accès en langue arabe aux auteurs marxistes critiques et antistaliniens.
La montée d’une nouvelle gauche dans la région arabe a été stimulée par la défaite des armées arabes en juin 1967 lors de la guerre dite des Six Jours, qui a porté un coup majeur à Nasser et à son régime. Une grande partie de la jeunesse s’est radicalisée en dépassant le nassérisme et le stalinisme, dans ce qui était souvent un nationalisme radical avec un costume « marxiste » plutôt qu’un marxisme plus accompli. La nouvelle gauche arabe s’est considérablement développée à la fin des années 1960 et au début des années 1970, mais elle n’a pas réussi à construire une alternative à l’ancienne gauche, et encore moins une alternative aux pouvoirs en place.
C’est l’époque où les régimes ont utilisé l’intégrisme islamique pour étouffer la nouvelle gauche dans l’œuf. La plupart des gouvernements arabes, sinon tous, ont stimulé et aidé les groupes fondamentalistes islamiques dans les années 1970, en particulier dans les universités, comme antidote à la nouvelle radicalisation de la gauche. Ils ont ainsi contribué de manière significative à l’échec de la gauche radicale.
Bien sûr, c’est à cette dernière qu’incombe la responsabilité principale de sa propre défaite. Elle manquait de maturité politique et de perspicacité stratégique. La nouvelle radicalisation n’a pas été bien au-delà du « marxisme » superficiel et dogmatique dominant, fortement influencé par le stalinisme. Le marxisme était généralement réduit à quelques clichés. Il y avait des exceptions, bien sûr, mais dans l’ensemble, la production intellectuelle marxiste originale en arabe est restée très limitée – si on laisse de côté les contributions de penseurs marxistes de la région qui vivaient à l’étranger et écrivaient dans des langues européennes, comme feu Samir Amin (1931-2018). L’exception la plus importante fut Hassan Hamdan, connu sous le nom de plume de Mahdi Amel (1936-1987). Il était l’intellectuel le plus exigeant du Parti communiste libanais et a été assassiné par le Hezbollah en 1987. Une anthologie de ses écrits paraîtra bientôt en traduction anglaise.
Darren Roso : Revenons au présent. Le soulèvement algérien et la révolution soudanaise ont ravivé l’espoir, tout comme les manifestations courageuses dans les rues égyptiennes et les assemblées libanaises sur la place du Riad el-Solh pour faire tomber le régime actuel. Au risque de poser une question impossible, dans quelle mesure les gens ordinaires de la région ont-ils tiré des leçons politiques de la vague de lutte antérieure ? Quel type de dynamique de masse est impliqué ici ? Comment les opprimés et les exploités ont-ils appris à travers l’expérience de la lutte de masse ? Ont-ils appris ?
Gilbert Achcar : Ils ont certainement appris quelque chose. Les processus révolutionnaires prolongés sont cumulatifs en termes d’expériences et de savoir-faire. Ils ont appris les tournants dans une conjoncture. Les peuples apprennent, les mouvements de masse apprennent, les révolutionnaires apprennent, et les réactionnaires apprennent aussi, bien sûr. Tout le monde apprend. Un processus révolutionnaire à long terme est une succession de vagues de soulèvements et de réactions contre-révolutionnaires – mais ce ne sont pas de simples répétitions de modèles similaires. Le processus n’est pas circulaire, il doit aller de l’avant, sinon il dégénère.
Les gens tirent les leçons de leurs expériences passées et font de leur mieux pour ne pas répéter les mêmes erreurs ou tomber dans les mêmes pièges. C’est très clair dans le cas du Soudan, mais aussi pour l’Algérie et maintenant aussi pour l’Irak et le Liban. Le Soudan et l’Algérie sont, avec l’Égypte, les trois pays de la région où les forces armées constituent l’institution centrale du pouvoir politique. Bien sûr, les appareils militaires sont la colonne vertébrale des États en général, mais c’est le régime militaire direct qui est propre à ces trois pays de la région arabe.
Leurs régimes ne sont pas patrimoniaux. Aucune famille ne possède l’État au point d’en faire ce qu’elle veut. L’État est plutôt dominé collégialement par le commandement des forces armées. Il s’agit de régimes « néo-patrimoniaux », c’est-à-dire caractérisés par le népotisme, le copinage et la corruption, mais aucune famille n’a le contrôle total de l’État, qui reste institutionnellement séparé des personnes du pouvoir. Cela explique pourquoi, dans les trois pays, les militaires ont fini par se débarrasser du président et de son entourage afin de protéger le régime militaire.
C’est ce qui s’est passé en Égypte en 2011 avec le renvoi de Moubarak, et cette année en Algérie avec la fin de la présidence de Bouteflika, suivie du renversement de Bachir au Soudan, tous trois menés par les militaires. Cependant, lorsque cela s’est produit en Égypte, il y a eu d’énormes illusions populaires dans l’armée, qui ont été renouvelées en 2013 lorsque les militaires ont destitué le président Mohamed Morsi des Frères musulmans.
Ces illusions n’ont pas été réitérées au Soudan ou en Algérie en 2019. Au contraire, le mouvement populaire des deux pays a été profondément conscient que les militaires constituent le pilier central du régime dont ils souhaitent se débarrasser. Les mouvements des deux pays comprennent très bien que lorsqu’ils chantent « Le peuple veut renverser le régime », ils veulent dire le régime militaire dans son ensemble – et non seulement la pointe de l’iceberg présidentiel. Ils l’appréhendent très clairement tant en Algérie qu’au Soudan, contrairement à ce qui s’est passé en Égypte auparavant.
Mais au Soudan, il y a plus que cette différence. Il y a un leadership qui incarne la prise de conscience des leçons tirées de toutes les expériences régionales précédentes. Ceci est principalement dû à la création de l’Association soudanaise des professionnels (SPA), qui a débuté en 2016 avec des enseignants, des journalistes, des médecins et d’autres professionnels organisant un réseau souterrain. Au fur et à mesure que le soulèvement qui s’est déclenché en décembre 2018 s’est développé, l’Association s’est transformée en un réseau beaucoup plus vaste impliquant les syndicats de tous les secteurs clés de la classe ouvrière. Elle a joué un rôle central dans les événements du côté du mouvement populaire. La SPA a également joué un rôle déterminant dans la constitution d’une large coalition politique impliquant plusieurs partis, organisations et associations. Ils sont actuellement engagés dans un bras de fer politique avec les militaires. Ils se sont mis d’accord temporairement sur un compromis qui a institué ce que l’on peut décrire comme une situation de double pouvoir. Le pays est gouverné par un conseil au sein duquel les dirigeants du mouvement populaire sont représentés aux côtés du commandement militaire. C’est une période de transition difficile qui ne peut pas durer très longtemps. Tôt ou tard, l’un des deux pouvoirs devra l’emporter sur l’autre.
Mais le point essentiel ici est que l’expérience soudanaise représente un grand pas en avant par rapport à tout ce que nous avons vu depuis 2011, et cela grâce à l’existence d’une direction politiquement intelligente. La SPA n’a pas nourri d’illusions sur les militaires. Ses forces sont aussi radicalement opposées au régime militaire qu’au fondamentalisme islamique, d’autant plus qu’ils étaient tous deux représentés dans le régime d’Omar al-Bachir (8). Les forces réunies défendent un programme très progressiste, incluant une dimension féministe remarquable. C’est une expérience très importante qui est observée de très près dans toute la région.
Le mouvement populaire en Algérie est impressionnant pour avoir organisé d’énormes manifestations de masse chaque semaine depuis plusieurs mois maintenant. Mais il n’a pas de leadership reconnu et légitime. Personne ne peut prétendre parler en son nom. Il s’agit là d’une faiblesse évidente, en contraste flagrant avec le Soudan. Les formes de leadership changent naturellement avec le temps, mais nous ne sommes pas entrés dans une ère postmoderne de « révolutions sans leader » comme certains veulent nous le faire croire. Le manque de leadership est un obstacle crucial : un leadership reconnu est décisif pour canaliser la force du mouvement de masse vers un objectif politique. C’est le cas au Soudan, mais pas en Algérie, et pas encore en Irak ou au Liban.
En Irak et au Liban, cependant, des gens inspirés par l’exemple soudanais tentent de mettre en place quelque chose comme la SPA. Il y a des débuts dans cette direction, impliquant des professeurs d’université ainsi que divers professionnels. Au Liban, ils ont créé une association de femmes et d’hommes professionnels, clairement inspirée du modèle soudanais. Cela montre clairement comment l’apprentissage par l’expérience fonctionne au niveau régional.
Darren Roso : Pourriez-vous nous en dire plus sur les aspects les plus significatifs des mouvements de masse en Irak et au Liban ?
Gilbert Achcar : Les deux mouvements partagent une particularité remarquable dans la mesure où les deux pays, l’Irak et le Liban, sont caractérisés par un système politique sectaire.
Au Liban, il a été institutionnalisé par le colonialisme français après la Première Guerre mondiale sous une forme proche du système politique actuel du pays. En Irak, il a été créé par l’occupation américaine, beaucoup plus récemment. De tels régimes politiques sectaires se nourrissent naturellement des divisions sectaires. Dans leur contexte, les divisions sectaires religieuses deviennent la caractéristique déterminante de la vie politique et du gouvernement. Le confessionnalisme est un outil très pernicieux et efficace pour détourner la lutte de classe vers la lutte religieuse. C’est une vieille recette, une version du « diviser pour régner » : contrecarrer toute solidarité horizontale de classe contre classe en la transformant en conflit vertical entre sectes. Les directions népotistes bourgeoises et sectaires s’assurent l’allégeance des membres des classes populaires appartenant à leur communauté religieuse en alimentant les divisions et rivalités sectaires.
En Irak et au Liban, l’accumulation de griefs sociaux résultant d’une forme très sauvage de capitalisme qui écrase les gens ordinaires et détériore leur niveau de vie a créé un énorme ressentiment. L’explosion sociale a été déclenchée par une mesure politique en Irak – le licenciement d’une figure militaire populaire (9) – et une mesure économique au Liban : une taxe prévue sur les communications par WhatsApp. Ces mesures ont provoqué une formidable explosion de colère populaire. Au Liban, à la surprise générale, l’explosion s’est étendue à tout le pays et a impliqué des personnes appartenant à toutes les communautés. En Irak, elle a surtout été confinée à la majorité chiite arabe, mais c’est tout aussi important puisque la clique dirigeante elle-même est chiite. Le mouvement dans les deux pays a donc fortement répudié le confessionnalisme au profit d’un sens renouvelé d’appartenance populaire-nationale.
Au Liban, le confessionnalisme était tellement ancré dans l’histoire qu’il semblait être un obstacle très difficile à surmonter. Il était donc très étonnant de voir des personnes appartenant à toutes les communautés religieuses participer à un soulèvement dont le slogan clé est devenu l’équivalent arabe du « Que se vayan todos » (Qu’ils dégagent tous !) qui était le slogan clé de la révolte populaire de décembre 2001 en Argentine. La version libanaise dit « Tous, cela veut dire tous » – une manière d’insister sur la répudiation de tous les membres de la classe dirigeante, sans exception. « Nous contre eux » est passé de la secte contre la secte à une révolte du peuple d’en bas contre tous les membres de la caste dirigeante au sommet, quelle que soit la secte politico-religieuse à laquelle ils appartiennent, chiite, sunnite, chrétienne ou druze.
Le Hezbollah n’a pas été épargné, ce qui est d’autant plus frappant qu’une sorte de tabou concernant le parti, et en particulier son chef, Hassan Nasrallah, avait été imposé jusque-là. Il est stupéfiant de voir que des gens sont descendus dans les rues des régions placées sous le contrôle du Hezbollah, malgré la position claire du parti contre le mouvement populaire. Depuis lors, il y a eu des tentatives successives d’intimidation du mouvement populaire par des voyous appartenant au Hezbollah et à son proche allié Amal, les deux groupes sectaires chiites.
En Irak, les partis et milices liés au régime iranien se sont engagés dans la répression de la révolte populaire à une échelle beaucoup plus élevée, avec beaucoup de morts (10). C’est parce que la tutelle de Téhéran sur le gouvernement irakien est une cible majeure de la révolte populaire. La récente explosion de colère au sein même de l’Iran s’est également accompagnée d’une répression brutale. Le régime théocratique iranien confirme ainsi qu’il est l’une des principales forces réactionnaires de la région à égalité avec son rival régional, le Royaume saoudien. La répression brutale du mouvement populaire démocratique en Iran en 2009, sa contribution massive à la contre-révolution du régime syrien à partir de 2013 et sa répression musclée des manifestations sociales qui ont repris en Iran fin 2017 et début 2018 en témoignaient déjà.
Le rôle des femmes dans la deuxième vague du processus révolutionnaire dans la région arabe est une autre caractéristique très importante et une indication supplémentaire du degré plus élevé de maturité atteint par les mouvements populaires. Au Soudan, en Algérie et au Liban, les femmes ont participé massivement et très visiblement aux manifestations et aux rassemblements de masse ainsi qu’à leur direction. Dans les trois pays, les féministes ont joué un rôle crucial dans les groupes impliqués dans les soulèvements. Même en Irak, où les femmes étaient à peine visibles dans la phase initiale des manifestations, elles s’impliquent de plus en plus, surtout depuis que les étudiants ont rejoint la mobilisation.
La grande question qui se pose aujourd’hui est la suivante : les mouvements populaires d’Algérie, d’Irak et du Liban parviendront-ils à s’organiser, comme leurs frères et sœurs soudanais, pour amplifier l’impact de leurs luttes et réaliser des avancées majeures vers la réalisation de leurs objectifs, ou les classes dirigeantes parviendront-elles à réprimer chacun de ces trois soulèvements et à les disperser ? Sans être optimiste en raison de la nature très vicieuse des régimes qui gouvernent cette partie du monde, j’ai beaucoup d’espoir. Mon espoir, cependant, repose sur la conscience qu’il existe un énorme potentiel de progrès, alors que je suis parfaitement conscient que pour qu’il puisse se réaliser, il faut beaucoup de luttes, d’organisation et de sens politique.