Catalogne : l’énigmatique «Tsunami» dynamise les mobilisations  

FABIEN PALEM, Médiapart, 16 octobre 2019

Barcelone (Espagne), correspondance. – Des touristes sortent précipitamment de leur taxi. Affolés, ils font rouler leurs valises sur l’asphalte de la route C-31 qui relie Barcelone à son aéroport. Autour d’eux, des centaines de manifestants marchent vers leur cible du jour, déterminés, aux cris de « In-Inde-Independència ». Des voyageurs quittent la route, posent leur bagage sur l’épaule et coupent à travers champs, dans l’espoir de gagner le tarmac et arriver à temps pour prendre leur vol.

Sur place, devant le terminal 1 de Barcelone-El Prat, la deuxième structure aéroportuaire d’Espagne, c’est la confusion la plus totale. Ce lundi 14 octobre, cette situation inédite va durer du début d’après-midi jusqu’à la nuit. Là, sur la grande esplanade où se croisent à l’accoutumée les taxis et bus acheminant les passagers, des manifestants déferlent comme une vague continue. Il y a beaucoup de jeunes, mais pas seulement. Une minorité de manifestants est masquée et certains sont coiffés de casques de moto en guise de protection ; la plupart avancent à visage découvert.

Vers 16 h, ils sont déjà des milliers à crier pour exiger la « Liberté aux prisonniers politiques ». Quelques heures auparavant, neuf responsables indépendantistes catalans, en détention provisoire depuis bientôt deux ans, ont été condamnés, à des peines allant de neuf à treize ans de prison, pour avoir participé à l’organisation du référendum sur l’indépendance du 1er octobre 2017. « Dehors, les forces d’occupation », lancent-ils à l’adresse des policiers déployés là, des Mossos d’Esquadra (la police catalane) et des policiers nationaux espagnols du corps anti-émeute, arrivés en renfort une semaine auparavant. « C’est la rage du peuple qui s’exprime là, résume Miquel, 30 ans, rencontré au milieu de la foule. Cela faisait deux ans que nous subissions la répression de l’État sans réagir. Depuis le référendum d’octobre 2017, beaucoup d’indépendantistes light se disaient favorables au dialogue. Mais avec qui ? Si l’État espagnol ne fait que nous marcher dessus ? La sentence ne fait que confirmer qu’il n’y a aucun dialogue possible ! »

Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, ce jeune Barcelonais, des piercings aux deux lobes d’oreille et la barbe soignée, se définit comme « plus anar qu’indépendantiste ». Surtout, il affiche la même détermination que le 1er octobre 2017, lorsqu’il avait défendu les urnes de son collège électoral, le jour de référendum auto-organisé et réprimé par Madrid. « Ici, on voit beaucoup de personnes qui étaient contre ces actions de blocage et de sabotage et qui ont changé d’avis. Le mouvement est encore plus transversal qu’il y a deux ans, considère le jeune homme. Ces gens se sont rendu compte que si les Catalans nous ne se mouillent pas, personne à l’étranger ne bougera le petit doigt pour se mettre de leur côté. »

La répercussion de cette mobilisation dépasse la simple couverture médiatique internationale et les réactions politiques. Ce sont au total 108 vols qui ont été annulés selon les chiffres fournis par l’Aena, l’entreprise gérant l’aéroport. Côté manifestants, les charges policières et surtout les tirs émanant des lanceurs de balle de défense (LBD) ont laissé des traces. Pas moins de 131 blessés ont reçu les soins des urgences de la Generalitat de la Catalogne (SEM) ce lundi 14 octobre, dont une grande majorité dans le cadre des mobilisations de l’aéroport, où une personne a perdu un œil et une autre un testicule.

Face à ce changement de stratégie de l’indépendantisme catalan, tous n’ont pas la même réaction. De nombreux indépendantistes doutent de l’attitude à adopter face à cette nouvelle vague de mobilisations, dont l’issue demeure très incertaine. « Bien sûr, il faut bien qu’on se fasse entendre, il faut qu’on nous voie dans la rue. Mais je ne suis pas favorable à des actions comme l’occupation de l’aéroport. Ça ne va pas donner une bonne image de nous », considérait Claudi, un cinquantenaire à la chemise à carreaux bien repassée et au bronzage impeccable, croisé lundi au centre-ville.

Ce mardi 15 octobre, de nouvelles mobilisations ont eu lieu un peu partout en Catalogne, avec de brèves coupures sur l’autoroute AP-7 à hauteur de Gérone, ainsi que des actions ponctuelles sur diverses avenues de Barcelone et d’autres villes. En fin d’après-midi, une manifestation était prévue devant la délégation du gouvernement espagnol, à deux pas du Passeig de Gràcia, les Champs-Élysées barcelonais.

Bloquée par la police catalane, une partie des manifestants – les plus sages – s’est maintenue à distance sur l’avenue. Ces hommes et femmes, des bougies à la main et le regard inquiet, se sont contentés d’écouter de loin les tirs de dissuasion lancés par la police vers les indépendantistes les plus déterminés qui leur faisaient face. À partir de 21 h, la masse des militants a quitté les lieux, laissant une minorité jouer au chat et à la souris avec les Mossos d’Esquadra, jusqu’à une heure du matin environ, au milieu du dédale de barricades et des poubelles brûlées aux abords des boutiques de luxe. Au moins 74 blessés légers seraient à déplorer, toujours selon le SEM.

L’image de feux allumés sur le prestigieux Passeig de Gràcia et ailleurs en Catalogne enterrera sans doute la « révolution des sourires », comme les indépendantistes aimaient décrire leur mouvement. Mais la grande nouveauté de cette vague de mobilisations vient surtout du mode d’organisation, piloté par le très énigmatique « Tsunami Democràtic ». « Le Tsunami, personne ne sait qui est derrière »

Contrairement aux partis et associations indépendantistes à l’initiative des mobilisations jusque-là, le secret sur l’identité de ses responsables du « Tsunami » est total. Tout comme l’opacité maintenue sur l’origine de cette nouvelle « marque » politique, dont on ne connaissait jusque-là que le nom, révélé au public lors de la dernière Diada (fête nationale catalane, organisée chaque 11 septembre), puis lors du match de football entre le FC Barcelone et Valencia, le 14 septembre au Camp Nou.

Lundi, c’est en direct de la place Catalogne que les manifestants ont appris le lieu de l’action prévue, par un message diffusé sur l’application de messagerie cryptée Telegram « Tothom a l’aeroport », tout le monde à l’aéroport. « Bloquer l’aéroport, comme à Hong Kong ?! », entend-on ci et là, comme l’écho d’une référence lointaine. Un épisode que les jeunes Catalans ont suivi sur les réseaux sociaux. Les parapluies qui apparaîtront lundi sur de nombreuses photos ont plus à voir avec le jour pluvieux qu’avec une référence au mouvement hongkongais.

Un léger doute plane parmi la foule… Faut-il y aller ? Quelques secondes après avoir reçu ce message, les manifestants voient surgir de nulle part des tracts contenant la même consigne « À l’aéroport ! » Mais qui se cache derrière cette convocation ? « Le Tsunami, personne ne sait qui est derrière. C’est moi, c’est lui, c’est elle. C’est nous », répond l’une des personnes qui viennent de distribuer ces imprimés.

Durant la deuxième phase de l’opération du « Tsunami », les nombreux « followers » (270 000 sur Telegram ce mercredi matin) étaient invités à télécharger l’application élaborée par ces mystérieuses petites mains. « Tu as déjà l’app du Tsunami ? Commence l’aventure qui consiste à chercher quelqu’un avec un QR code pour l’activer. Autour de toi ou dans la rue, c’est sûr que tu trouveras ! », expliquait ce message, envoyé mardi à 16 heures. Une fois trouvé le code, l’utilisateur le scanne via l’app et fournit trois informations : les jours et horaires de disponibilité, ainsi que les moyens de transport à sa portée : vélo, trottinette, voiture, moto, camion et même tracteur !

Que peut-il se passer dans les prochains jours dans les rues de Barcelone et sur les routes de Catalogne ? Au-delà d’éventuelles convocations surprises du Tsunami Democràtic, les deux grandes associations indépendantistes, ANC et Òmnium Cultural, appellent à participer aux « Marches de la liberté ». Ces longues marches étaient prévu ce mercredi matin au départ de cinq villes (Girona, Vic, Berga, Tarragona et Tàrrega) pour converger à Barcelone vendredi, jour de la convocation d’une grève générale par l’Intersindical, le principal syndicat indépendantiste. Dans la foulée des échauffourées de mardi soir, le gouvernement espagnol a voulu envoyer un message de fermeté, en rappelant son « objectif de garantir la sécurité et la cohabitation en Catalogne ».

« C’est très bien pour le mouvement indépendantiste qu’il y ait ce retour à la culture de la clandestinité, se satisfait un ancien de Terra Lliure, un groupe de lutte armée héritier de la lutte radicale anti-franquiste qui a mené des actions en Catalogne de 1978 à 1991. L’action de l’aéroport marque un tournant, car, jusqu’ici, l’indépendantisme croyait gagner la bataille avec la fleur au fusil. Cet angélisme a touché ses limites et c’est la voie de la lutte non violente et de la désobéissance civile qu’il faudra suivre. »

Un modus operandi similaire à celui de l’équipe qui se chargea du stockage des urnes du référendum, en « Catalogne nord », soit dans le département français des Pyrénées-Orientales, puis leur acheminement aux quatre coins de la région, au nez et à la barbe de la police espagnole mobilisée pour empêcher ce scrutin interdit. « Non, je ne sais pas vraiment qui est derrière le Tsunami démocratique, car c’est impossible de le savoir », nous assure avec un brin d’ironie la personne chargée de cacher les urnes dans un village proche de Perpignan jusqu’au référendum.

« La méthode du Tsunami est intéressante, les réseaux sociaux sont très utiles pour faire diversion, poursuit « Monsieur Urnes ». Mais quand il s’agit de choses sérieuses, on en parle dans certaines conditions, en personne et non par messagerie numérique. » Dans l’attente d’autres actions surprises du « Tsunami », cet homme assure ne rien savoir sur d’éventuelles actions de blocage dans d’autres lieux stratégiques, comme à la frontière franco-espagnole. « En Catalogne nord, nous sommes disposés à accueillir les personnes qui seraient menacées de détention et devraient fuir. Mais ce n’est pas notre rôle de bloquer la frontière. D’autres peuvent le faire ! », lance-t-il.

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