Sacha Dessaux, correspondant en stage

Depuis la dislocation de l’URSS en 1991, les différentes républiques socialistes ayant gagné leur indépendance peinent à la conserver. Elles oscillent entre une volonté de se rapprocher de l’Occident et une influence russe qui n’accepte pas de perdre ses anciens États-clients. Le mois d’octobre dernier a vu deux de ces pays choisir leur destin : la Moldavie et la Géorgie. Dans un premier article, notre correspondant a présenté la situation en Moldavie. Cette fois-ci, c’est de la Géorgie dont il est question. Les milliers de personnes rassemblées devant le parlement dans la capitale Tbilisi protestant depuis deux jours contre la décision du gouvernement de suspendre les négociations d’adhésion à l’Union européenne témoignent des tensions que décrit notre collaborateur. La rédaction.

Les faiblesses de la démocratie géorgienne

La Géorgie est le témoin tragique des faiblesses d’une jeune démocratie postsoviétique. Malgré son statut démocratique depuis la transition post-URSS, la voix du peuple peine à se faire entendre par les urnes et le pays n’arrive pas à trouver de stabilité.
Premier chef d’État de la nouvelle ère, Édouard Chevardnadze est démis suite à une révolution populaire en 2004. Le suivant, Mikheil Saakachvili, désormais emprisonné dans son pays, est forcé de s’exiler à la fin de son mandat en 2013. Il est poursuivi en justice par son successeur le sulfureux milliardaire et fondateur du parti actuellement au pouvoir Bidzina Ivanichvilli.

Ivanichvilli, justement, est un oligarque tout-puissant ayant fait sa fortune en Russie. S’il n’est plus premier ministre ni même chef de son parti, le Rêve géorgien, il reste le dirigeant officieux du pays du haut de sa fortune s’élevant à l’équivalent d’un tiers du PIB géorgien.

Alors qu’on estime que près de 80 % de la population est pro-européenne, le processus d’adhésion au statut de candidat à l’UE a été stoppé par Bruxelles, suite à l’adoption de la Loi sur les influences étrangères. Il s’agit d’une loi visant à réprimer l’opposition qui est basée sur un texte existant en Russie, ainsi qu’à l’adoption d’une loi anti-LGBT.

Le gouvernement joue donc sur deux tableaux : il est obligé de suivre la volonté populaire d’un rapprochement avec l’UE, mais il agit en sous-main pour ménager ses relations avec Moscou et surtout limiter toute opposition. Les élections d’octobre passé pouvaient alors être considérées comme un référendum pour l’accession à l’UE, puisqu’une réélection du Rêve géorgien empêcherait la relance des tractations avec Bruxelles, alors que le bloc d’opposition est fermement pro-Europe.

L’importance de cette élection combinée avec l’instabilité locale a vu de nombreux groupes observateurs internationaux être dépêchés pour s’assurer de la bonne tenue des élections et du respect du processus démocratique. Alors que le Rêve géorgien gagne les élections par une large marge (53 % de voix contre 37 % pour tous les partis d’opposition combinés), la présidente Zourabichvili pro-UE lance un appel à la fraude.
Le constat des groupes observateurs internationaux est sans appel : que ce soit par bourrage d’urne, achat de voix ou intimidation, il y a bel et bien eu fraude. La présidente parlera aussi de potentielles ingérences russes. S’ajoute à tout cela la puissance de l’appareil médiatique du milliardaire Ivanichvilli, qui a rendu dès le début la campagne absolument inégale. Malgré de fortes manifestations populaires suite à ces révélations, l’avenir à moyen terme géorgien semble s’inscrire loin de l’UE.

L’ombre russe

L’intérêt de la Russie dans la situation géorgienne est pluriel. D’abord, elle veut empêcher une avancée de l’Europe dans une région où elle est encore très influente. Aussi, elle cherche à éviter les risques de « contagion démocratique » en laissant se développer des démocraties fortes trop proches de ses frontières. Elle vise aussi à conserver une forte influence sur ce qu’elle estime être ses légitimes possessions. Cette influence est d’autant plus importante si on considère la crise qui se profile en Russie causée par l’impact financier et démographique de la guerre en Ukraine. Biélorussie, Ukraine, Géorgie et Moldavie composeraient alors un genre de ceinture de sécurité, de zone tampon entre la Russie et l’Europe, zone d’où Moscou pourrait alors projeter son influence vers les pays baltes.

L’invasion de l’Ukraine pour la Géorgie

L’invasion en Ukraine est un facteur capital d’inquiétude pour tous les pays proches de la Russie. Pour la Géorgie, elle est de plus venue réveiller un traumatisme. Dès la dislocation de l’URSS, la Géorgie a vu deux de ses régions se rebeller : l’Ossétie du Nord et l’Abkhazie. En 2008, alors que la Géorgie de Saakachvili se rapproche de plus en plus de l’Occident et surtout de l’OTAN, la Russie va affirmer son soutien aux deux républiques séparatistes en guise de réponse.

Un conflit va s’ouvrir, où l’armée géorgienne va complètement s’écraser. Les troupes russes arriveront même aux portes de Tbilissi, la capitale géorgienne. L’Ossétie du Nord et l’Abkhazie sont depuis des régions toujours revendiquées par la Géorgie, bien qu’en réalité elles soient de véritables dépendances russes qui a pu y installer des bases militaires qui sont donc dans le territoire de jure Géorgien.

Un rejet du Rêve georgien aux élections combiné avec le rapprochement vers l’Europe aurait pu être le début d’une escalade de conflit avec la Russie. Cette possibilité va logiquement inquiéter le peuple de Géorgie, pour qui la guerre est un souvenir proche. Cette situation explique aussi le résultat de cette élection qui peut paraître paradoxal, tant il semble aller contre l’intérêt idéologique d’une majorité du peuple.

L’avenir en marche

Après la confirmation de la victoire du Rêve géorgien par la commission électorale le 16 novembre, des centaines de personnes ont manifesté devant le siège de cette commission, s’additionnant aux multiples dizaines de milliers d’autres qui sont descendues dans les rues depuis le jour du scrutin. Les élu.es de l’opposition ont refusé de siéger au parlement, qu’ils estiment illégitime. Du côté du camp des vainqueurs, le premier ministre poursuit les menaces lancées par Ivanichvilli d’interdire les partis d’oppositions s’ils continuent de violer la constitution. Le rapprochement vers l’Europe, tant attendu depuis plus de vingt ans par presque toute la population, semble avoir été encore repoussé.