Pandémie et récession : est-on rentré dans une nouvelle phase de la crise ?

Philippe Alcoy, Révolution permanente, 6 mai 2020

 

La première phase de la crise : la question sanitaire

Le déplacement de l’épicentre de l’épidémie de Covid-19 de la Chine vers l’Italie et l’Europe a marqué le début de la crise sanitaire mondiale. Le 11 mars l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) annonçait le passage du stade d ’épidémie à celui de pandémie de Covid-19 et les mesures de confinement massif se répandaient en Europe à commencer par l’Italie, l’Espagne et la France. Le langage militaire, le confinement policier et les appels à l’unité nationale se sont couplés à des mesures financières historiques anticipant une crise économique de grande envergure. Dans cette première phase de la crise, la question sanitaire a été au centre de l’attention, et les débats politiques se sont centrés sur la monté de la courbe de contagions, et sur le fait de savoir si l’épidémie allait provoquer une saturation des systèmes de santé, déjà très touchés après 30 ans d’offensive néolibérale.

Dans cette première phase, des luttes ouvrières ont émergé, prenant source dans la contradiction générée par d’un côté les nécessités de l’urgence sanitaire et de l’autre la volonté des grands groupes capitalistes de continuer à faire marcher l’économie au prix de la santé des salariés. Les travailleurs de secteurs non-essentiels comme l’aéronautique ou l’automobile ont imposés la fermeture des usines dans plusieurs pays. Un phénomène que le MEDEF qualifiait avec inquiétude de « changement d’attitude extrêmement brutal des salariés ».

Sur le plan international, les tendances nationalistes – déjà renforcées après la crise de 2008 – ont pris le dessus en Europe sous la forme de fermeture des frontières et de rétention du matériel médical. La Chine a profité des tendances centrifuges de l’Europe et du repli temporaire des Etats Unis pour gagner en influence en apportant du soutien médical à des pays européens, dont l’Italie, ainsi qu’aux différents pays d’Afrique, en essayant d’apparaître comme la puissance capable de mener à terme la lutte contre la pandémie. Une vraie lutte pour le « récit » s’est engagée.

Mais quand il est apparu que la phase la plus aigüe, que la vague de contagion allait être relativement contenue en Europe et que celle-ci s’est déplacée vers les Etats Unis et l’Amérique Latine, de nouveaux phénomènes ont commencé à prendre le devant de la scène politique, en annonçant l’entrée dans une nouvelle phase de la crise. La question sanitaire, même si encore très présente et loin d’être résolue, a commencé à être « éclipsée » d’un côté par la profondeur de la crise économique et l’intensification des tensions entre puissances ; et d’un autre côté par le risque de plus en plus grand de révoltes populaires face aux conséquences économiques, face aux mesures imposées pour lutter contre la pandémie et face à l’approfondissement des crises des régimes politiques. L Liban, secoué par des « révoltes de la faim » et le Brésil dont la crise politique s’est approfondie ces dernières semaines, en sont les exemples les plus avancés.

Vers une nouvelle Grands Dépression

La pandémie de Covid-19 est venue frapper une économie capitaliste fortement affaiblie par les contradictions générées par la gestion de la récession mondiale de 2008-2010. Ces contradictions étaient visibles dans les hauts niveaux d’endettement mondial (des Etats mais aussi des entreprises), le faible taux d’investissement, la décélération de l’économie chinoise ou encore le ralentissement du commerce international. Tout cela faisait déjà craindre aux économistes, le déclenchement d’une nouvelle crise.

Le point de départ de la crise qui se profile n’est pas la guerre commerciale entre la Chine et les Etats Unis comme beaucoup peuvent le croire, mais le boulversement des chaînes de valeur et l’arrêt partiel de la production et du commerce mondial suite aux mesures de confinement prises pour freiner la pandémie. Evidemment, tout cela a accéléré les tendances à la récession préexistantes, dont la guerre commerciale était un élément important dans l’aggravation des contradictions économiques. Le fait est que fin mars, la chute cumulée d’entre 30 et 40% des principaux indices boursiers internationaux est devenue une réalité concrète avec l’arrivée des résultats économiques du premier trimestre, l’envolée du chômage dans le monde et la chute du prix du baril de pétrole. Ce qui était à l’arrière-plan au début de la crise sanitaire fait irruption au grand jour.

En Europe le recul du PIB pour le premier trimestre a atteint des scores historiquement bas : -5,2% en Espagne, -5,8% en France ou encore -4,7% en Italie. Le principal moteur économique de l’UE, l’Allemagne, a enregistré une activité 89% inférieur à celle de fin 2019. Pour l’ensemble de la zone euro la Banque Centrale Européenne (BCE) prévoit une chute du PIB d’entre -5 et -12%. A titre comparatif, le PIB de l’Europe avait reculé de 4,9% en 2009.

Ce scenario de forte récession a des répercussions dans tous les pays, avec un impact plus ou moins fort en fonction de leurs bases économiques et de leur place au sein du marché internationale. La Chine et les Etats Unis, pour ne citer que les deux principales puissances, ont connu un recul de respectivement 6,8 et 4,8% du PIB lors du premier trimestre. L’OCDE prévoit un recul du PIB mondial d’au moins 3,6% ; à titre de comparaison, après la crise de 2008, le PIB n’avait reculé que de 0,1%.

La crise a eu aussi des effets immédiats et de plus en plus visibles sur la vie de millions de travailleurs. Le capitalisme a déchargé sur les travailleurs, les pertes liées à cette contraction du marché : en seulement 5 semaines, le chômage aux Etats Unis s’est envolé à 20% avec 30 millions de nouveaux chômeurs. Dans ce pays, le chômage cumulé entre 1929 et 1933 après la Grande Dépression n’avait pas dépassé 25%. Et ces chiffres s’amplifient encore à l’échelle mondial : l’Organisation International du Travail (OIT) estime que 1,6 milliards de travailleurs dans le monde sur une population active de 3,3 milliards risquent de perdre leur emploi.

Le pétrole et l’aéronautique à la tête du crash

L’ampleur de l’arrêt de l’économie suite à la pandémie et la profondeur de la crise économique mondiale ont atteint un des pics le plus fort, le 20 avril dernier avec l’effondrement du prix du baril WTI (West Texas Intermediate), qui sert à déterminer le prix du brut aux Etats Unis (celui qui détermine le prix mondial est le Brent). Ainsi le baril WTI se vendait à prix négatifs : -37,63 dollars. Autrement dit, les producteurs payaient les clients pour se débarrasser de leur production. La surproduction, liée à la baisse d’entre 30 et 40% de la demande mondiale et aux limites des capacités de stockage, a entraîné un effondrement des prix du pétrole impactant l’ensemble des producteurs américains mais aussi de leurs créanciers, les banques.

Le crash pétrolier a montré l’importance de l’impact de la pandémie sur l’activité économique mondiale, le désordre de la production et du commerce international, ainsi que les risques systémiques liés à cela. A court terme les faillites inévitables de ce secteur fortement endetté pourraient aggraver la situation touchant la structure financière du pays et faisant exploser le chômage dans les villes pétrolières du Texas. Rien qu’en mars de cette année le secteur a déjà suprimé 51 000 emplois suite à la baisse de la demande chinoise lors du premier trimestre. Cela pourrait avoir également des conséquences électorales pour Trump, étant donné qu’historiquement le Parti Républicain est fort précisément dans ces Etats producteurs de pétrole.

Une autre conséquence de la chute globale du prix du pétrole est la pression économique sur les pays fortement dépendants de l’exportation de brut. Et cela aussi bien pour des pays très dépendants comme les pays africains (Angola, Nigeria) ou latino-américains (Venezuela) que pour des pays plus riches comme les monarchies du Golfe. Certains analystes n’hésitent pas à pointer les contradictions économiques, sociales et politiques que la chute du prix du brut est en train de provoquer en Arabie Saoudite. Le pays pourrait être obligé d’appliquer encore plus de mesures de restrictions salariales à l’égard des fonctionnaires. Une situation qui pourrait en même temps briser le « pacte social » du régime. Les conséquences économiques pourraient aussi se répercuter sur les pays de la région comme le Liban, l’Egypte ou encore la Jordanie qui ne sont pas exportateurs de pétrole mais dont une partie de leurs classes ouvrières vont travailler dans le royaume saoudien. Les conséquences en termes de mécontentement social ne sont pas à écarter.

L’autre secteur, très symbolique, qui est en train d’être durement frappé par la crise est celui de l’aéronautique. Aussi bien les constructeurs que les compagnies aériennes se trouvent soumis à de fortes pressions économiques. Et alors que les Etats sont en train de renflouer les caisses des géants comme Boeing ou Airbus, ces entreprises n’hésitent pas à licencier massivement. Ainsi, Boeing a annoncé un plan de licenciement de 16 000 postes ; Airbus a déjà mis fin à des milliers de CDD, tout en parlant de « risques de faillite » pour faire pression sur ses ouvriers, et nous ne pouvons pas oublier que du côté de certains sous-traitants, comme chez Daher, on a déjà annoncé le licenciement de 3300 salariés. De son côté Rolls-Royce a annoncé la semaine dernière 8 000 suppressions d’emplois dans sa branche de fabrication de moteurs d’avion. Du côté des compagnies aériennes, Ryanair annonce 3 000 suppressions d’emplois et 12 000 du côté d’IAG ; cette semaine aussi la compagnie aérienne nationale sud-africaine a fait faillite et le futur de ses salariés est plus qu’incertain.

La crise dans ce secteur emblématique du capitalisme, où il y a une énorme concentration de capitaux sur un groupe très réduit de grosses entreprises, va devenir un problème politique et social pour tous les gouvernements. La destruction d’emplois pouvant devenir très rapidement une source de conflits de classe aigus.

Tensions internationales

Les tensions internationales ne datent pas d’hier. La crise économique de 2008 et ses conséquences sociales ont alimenté la montée des tendances nationalistes partout dans le monde — en témoigne l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, le Brexit ou la guerre commerciale sino-américaine. Les bases du multilatéralisme, tendent en effet à se restreindre sous les coups incessants de la lutte pour les marchés internationaux de plus en plus contractés. Ce qui constitue le principal moteur de ces phénomènes politiques et sociaux c’est l’état de l’économie mondiale. Avec les contradictions et les limites auxquelles est confrontée la division mondiale du travail : avec d’un côté la Chine comme centre des chaînes de production et d’approvisionnement mondiales et de l’autre les Etats Unis en recul hégémonique global.

Les effets des mesures prises pour lutter contre la pandémie sont en train d’accélérer non seulement la crise économique mais aussi les frictions entre les puissances mondiales. Au sein de l’UE les dits « pays du Nord » sont en train de marquer de plus en plus leurs différences avec ceux du « Sud ». Le manque de solidarité avec l’Italie de la part de l’Allemagne et de la France et maintenant le conflit autour du financement des dettes souveraines, est en train de pousser l’UE vers une crise profonde.

Plus en général, la crise pousse l’ensemble des puissances à renforcer leurs positions au niveau international et en même temps à se préparer à une plus forte et agressive concurrence pour l’accès aux marchés et aux matières premières. On l’a déjà vu avec une question aussi « banale » comme l’achat de masques et de produits sanitaires pour faire face à la crise. Mais il faut s’attendre à des chocs de plus en plus forts entre les puissances ainsi qu’à un interventionnisme impérialiste accru dans les pays dominés.

Ainsi, alors que les premières déclarations de Trump sur le « virus chinois » restaient des harangues à sa base sociale, sans écho sur le plan international, aujourd’hui les nombreuses voix – comme celle de l’Allemagne ou la France – qui se lèvent contre le manque de transparence de Pékin dans la diffusion d’informations concernant le virus, ont offert à Trump un tout autre terrain. Dans ce contexte, et aiguillonné par la crise économique et sanitaire, le « virus du Parti Communiste Chinois » est devenu l’angle d’attaque de l’impérialisme américain et la base d’une escalade renouvelée qui a marqué le repli de la Chine.

Cela s’est accompagné d’une montée des tensions militaires dans la mer du Sud de Chine, un endroit à haute tension géopolitique de part l’abondance de ses ressources naturelles, le passage de routes commerciales fondamentales et le déploiement de forces armées, notamment chinoises.

Face à un ce renouvellement de l’offensive impérialiste des Etats-Unis, la Chine s’est concentrée sur la consolidation de son influence régionale et en Afrique, ainsi que sur la préparation de la session législative annuelle. Un acte d’une importance politique majeure dans le pays. L’enjeu est de taille car par le biais de la réussite de la lutte du pays contre le virus, le régime veut se renforcer en interne face au mécontentement de sa population et face aux accusations internationales. Les menaces commerciales de Pékin en direction de l’Australie, si le pays poursuivait les démarches visant à enquêter sur l’origine du virus, prouvent que le régime n’est pas disposé à céder à la pression internationale.

Ce niveau d’offensive contre la Chine, de la part principalement des Etats-Unis, mais aussi des puissances européennes, répond au fait qu’il est de plus en plus visible que le schéma de la production internationale basé sur la Chine en tant qu’« atelier du monde » est en train d’arriver à ses limite. D’autant plus avec une Chine qui devient un concurrent sérieux sur certains secteurs stratégiques, comme celui de l’innovation technologique. Pour les puissances impérialistes occidentales le fait que la Chine ait le monopole sur des chaînes entières d’approvisionnement et de production (comme les masques, devenues un enjeu central au niveau mondial), n’est plus convenable. Ainsi, le Covid-19 est en train d’accélérer la tendance à la diversification des chaînes de production internationales, mais aussi la relocalisation de certaines industries (pharmaceutique, etc.) au niveau national ou régional, où le contrôle politique des gouvernements locaux peut être plus facile pour les capitaux impérialistes.

En ce sens, nous pouvons mieux comprendre la posture plus agressive des Etats-Unis au Moyen-Orient, en Iran, mais surtout en Amérique latine. L’impérialisme nord-américain a déjà joué un rôle important dans la séquence qui va du coup d’Etat institutionnel contre Dilma Rousseff (2016) au Brésil jusqu’à l’emprisonnement arbitraire de l’ex-président Lula Da Silva (2018). Il aussi eu un rôle en Bolivie lors du coup d’Etat militaire et policier qui a renversé Evo Morales. Et aujourd’hui il redouble de pression contre Cuba et notamment le Venezuela, où récemment un groupe paramilitaire, entraîné par des mercenaires nord-américains, a tenté de renverser Nicolas Maduro.

Vers une deuxième phase de crises politiques et lutte de classes

La crise sanitaire et l’aggravation de la crise économique n’a pas seulement contribué à saper les bases des rapports internationaux, mais aussi le rapport entre les classes au sein des pays. L’unité nationale devant la pandémie, prônée par la plupart de gouvernements, a pu donner dans la première phase de la crise une apparence de stabilité à des régimes politiques faibles – comme en Espagne – ou traversés par la lutte de classes – le Chili ou la France. Cela cependant semble se fracturer sous les coups de la crise sanitaire et les conséquences brutales de la récession.

Avec différents degrés, les signes d’épuisement de la stabilité politique affichée au début de la crise sanitaire, commencent à voir le jour. En Espagne, le principal parti d’opposition, le Parti Populaire (PP), menace de ne plus appuyer le gouvernement et de voter contre le prolongement des mesures de confinement. Aux Etats Unis, la popularité du président est en baisse. Les intentions de vote pour les présidentielles de novembre favorisent largement Joe Biden (53%) contre Trump (42%). En même temps la polarisation politique s’accélère avec les manifestations armées de groupes d’extrême droite à Michigan contre le confinement, alors que les démocrates se divisent suite à l’annulation des primaires à New York. En Bolivie l’annulation des élections par le gouvernement putschiste d’Añez a polarisé à nouveau la situation politique. Les manifestations ont succédé aux tensions entre l’opposition du MAS, majoritaire au parlement, et l’exécutif.

Cependant la pointe avancée de ces tendances aux crises de régime, est le Brésil. Le point de départ de la crise a été l’attitude négationniste de Bolsonaro devant la pandémie et son refus de déclarer le confinement dans le but de permettre à l’économie de ne pas s’arrêter. La haine contre le Président, en particulier dans les plus grosses du ville du pays, ne s’est pas fait attendre. Cela a renforcé face à Bolsonaro, les gouverneurs des grands centres urbains comme Rio de Janeiro ou Sao Paulo, qui ont eux appliqué les mesures de confinement. La division au sein du régime pousse les forces armées à agir comme « arbitres » et à enlever de plus en plus de poids à Bolsonaro. La crise politique s’est encore aggravée avec la démission de l’influent ministre de la justice Sergio Moro et la possible ouverture d’un processus d’impeachment.

Bien que le Brésil n’ait pas connu des phénomènes de lutte de classe lors de ces derniers mois, la faiblesse des régimes ouvre des brèches à la lutte de classes. Et ce, alors que les conséquences de la crise économique et sanitaire sont entrain de pousser de plus en plus les travailleurs et classes populaires à se révolter.

L’offensive de la bourgeoisie, la perte soudaine d’emplois et de revenus sont en train de donner lieu à différents phénomènes de lutte de classes : la vague de grèves qui a traversé les Etats-Unis mi-avril pour des meilleures conditions au travail, les grèves sauvages dans les maquillas au Mexique, les manifestations en Bolivie contre le gouvernement putschiste ou encore les émeutes de de la faim en Colombie, Venezuela ou au Panama.

L’exemple le plus saillant de ce retour de la lutte de classes sous la pression des conséquences de la crise économique, sont les révoltes de la faim qui ont secoué le Liban depuis la fin avril. Le Liban comme d’autres pays dans le monde avait connu des fortes luttes depuis la fin 2019, mais le processus qui s’ouvre maintenant marque une évolution vers une forme de radicalité. Comme l’affirme Al Jazeera : « Alors que les drapeaux libanais et les pancartes aux slogans élaborés étaient autrefois omniprésents dans les foules mixtes de familles avec enfants, ce sont de plus en plus souvent des jeunes hommes et femmes qui descendent dans la rue, pierres et cocktails Molotov à la main ».

Sous la pression de l’urgence sanitaire, les luttes qui ont émergé lors de la première phase du confinement étaient sectorielles et visaient la fermeture des secteurs non-essentiels. Celles qui commencent à émergent aujourd’hui sous les coups de la crise économique, ciblent d’avantage l’ensemble du régime. Les premiers signes des « tempêtes sociales, insurrections et révolutions » dont alertait le media bourgeois Bloomberg, sont en train de voir le jour. C’est pour cette perspective que nous devons nous préparer et commencer à avancer vers l’organisation des exploités et opprimés.