Haïti : arrêtez de bloquer la « transition de rupture » !

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Collectif: Centre tricontinental (Cetri), Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), Entraide et Fraternité, Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB), Geomoun

Haïti affronte, selon l’ONU, « l’une des pires situations de pauvreté et de terreur au monde ». Une piste pour sortir de la crise existe et a été avancée par la société civile haïtienne. Mais la « communauté internationale » bloque cette alternative, refusant de reconnaître sa responsabilité et son échec. Voici une une tribune publiée dans le journal Le Soir de Bruxelles par des organisations de la société civile belge. Avec la permission des auteurs.

La crise en Haïti est une guerre que l’oligarchie locale mène, par le biais des bandes armées, contre la population. Or, la diplomatie internationale continue de soutenir cette oligarchie, en apportant son soutien indéfectible à un gouvernement illégitime, non élu, qui ne représente pas les Haïtiens et Haïtiennes, et qui, sans ce soutien extérieur, s’écroulerait.

Depuis 2020 (au moins), les organisations haïtiennes ont alerté à de multiples reprises la « communauté internationale » sur le fait qu’elle se fourvoyait et que sa politique contribuait à bloquer toute solution à la crise. Ces appels, relayés par des campagnes internationales, notamment Stop silence Haïti, ont été ignorés par le Core Group (qui réunit les États-Unis, le Canada, l’Allemagne, l’Espagne, le Brésil, la France, l’UE, l’Organisation des États Américains et la Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations Unies). Après trois ans, force est de reconnaître la justesse de ces alertes et l’obstination des acteurs internationaux à ne pas les écouter.

Un bilan catastrophique

Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Volker Türk, a déclaré, en février 2023, qu’Haïti se trouve « dans l’une des pires situations de pauvreté et de terreur au monde ». L’ONU déplore des attaques d’une extrême cruauté contre la population, qui ont fait au moins 1 634 victimes (tuées, blessées ou enlevées) au cours du premier trimestre de 2023, soit plus du double de l’an dernier à la même période.

Selon les organisations haïtiennes des droits humains, depuis qu’Ariel Henry a accédé au pouvoir, à la suite de l’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, 2.845 personnes ont été tuées. Entre avril 2022 et avril 2023, neuf massacres d’envergure ont été perpétrés, au cours desquels au moins 105 femmes ont été violées. En moyenne, dix personnes seraient enlevées chaque jour.

Les enquêtes sur les meurtres et les massacres, sur la corruption et sur l’assassinat du président Moïse sont au point mort et l’impunité reste généralisée. La terreur se propage au travers de la répression des organisations syndicales et de manifestations paysannes. Par incapacité, désintérêt envers le sort de la population et complicité avec ces mêmes bandes armées, le gouvernement laisse les Haïtiennes et Haïtiens seuls, aux prises avec l’insécurité. Désespérée et exaspérée, la population multiplie les mécanismes d’autodéfense, avec les risques qu’ils comportent.

Haïti est aujourd’hui classé parmi les sept pays au monde les plus touchés par la faim, une première dans son histoire. Plus d’une école sur quatre est restée fermée depuis la rentrée scolaire. Alors que le choléra a refait son apparition, le fonctionnement déjà défectueux des hôpitaux et centres de santé s’est encore dégradé en raison de l’expansion des gangs – qui contrôlent plus de 60 % de la capitale –, et de l’augmentation des prix du carburant décidée par le gouvernement sur l’injonction du Fonds monétaire international (FMI).

Mais l’accumulation de ces chiffres catastrophiques et l’urgence humanitaire semblent surtout mises en avant par la communauté internationale afin d’empêcher toute remise en cause de sa politique et appuyer l’appel du gouvernement haïtien à déployer une force armée internationale en Haïti.

Responsabilité internationale

La Belgique et l’Union européenne (UE) ne voient-elles pas l’ingérence des États-Unis, le rejet du gouvernement haïtien par la population et le caractère illusoire des solutions avancées de concert par ce gouvernement et la communauté internationale ? Sans changement de cap, il n’y aura pas d’élections en Haïti. Ni en 2023 ni en 2024 ni plus tard. Pas d’élections libres en tous les cas sans une transition et une rupture avec la gangstérisation de l’État, l’impunité, une politique antisociale, génératrice de dépendances et d’inégalités, ainsi qu’avec la répression de la soif de liberté et d’indépendance du peuple haïtien.

Les prémices d’une sortie de crise sont pourtant sur la table depuis près de deux ans et ont été formalisées dans le projet d’une « transition de rupture », porté par l’Accord de Montana du 30 août 2021, regroupant les principaux acteurs et actrices de la société civile haïtienne (syndicats, mouvements paysans et de femmes, organisations de jeunes et des droits humains, églises, ONG, etc.).

La solution à la situation actuelle en Haïti n’est ni humanitaire, ni sécuritaire. L’absence d’accès aux services sociaux, la faim et les violences participent d’un mode de gouvernance. Et lutter contre les bandes armées, c’est d’abord lutter contre leurs connexions avec l’oligarchie, qui leur assurent leur pouvoir et leur impunité. La solution est d’abord politique et elle passe par la fin d’une souveraineté sous tutelle internationale et par cette « transition de rupture » demandée par les forces vives du pays.

Il est temps de rompre avec le double discours de l’UE, qui parle de la souveraineté d’Haïti tout en laissant faire les États-Unis et le Core Group, et qui appelle au respect des droits humains et à la fin de l’impunité, mais invite, à la fête de l’Europe, le 9 mai dernier, des personnalités haïtiennes sanctionnées par le Canada pour leurs liens avec les gangs.

Nous demandons à la Belgique d’affirmer explicitement son soutien au projet d’une « transition de rupture », porté par les acteurs et actrices de la société civile haïtienne – dont nombre d’organisations partenaires de la coopération belge – réunis au sein de l’Accord de Montana. Nous demandons aussi qu’elle pèse pour que les institutions européennes et internationales y apportent également leur soutien plein et entier.

Pas plus la Belgique que l’Europe et l’ONU ne manquent donc d’informations et d’alternatives. Ce dont elles manquent – cruellement –, c’est de courage et de volonté politique.

Centre tricontinental (Cetri), Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), Entraide et Fraternité, Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB), Geomoun