Les conclusions du rapport du GIEC – plus précisément de son Groupe de travail 1 – sont on le sait effrayantes tant elles décrivent un monde pris dans la catastrophe environnementale en cours. Cet article de Daniel Tanuro les analyse précisément et ouvre des perspectives radicales, anticapitalistes, seules à même d’empêcher le désastre.
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Le Groupe de travail 1 du GIEC a présenté son rapport sur les bases physiques, contribution au sixième rapport sur l’évaluation du climat, attendu au début de 2022. Le rapport et son résumé sont rédigés dans le style précis et avec le vocabulaire des publications scientifiques qui posent des constats « objectifs ». Pourtant, jamais un rapport des experts du réchauffement global n’a laissé sourdre à ce point l’angoisse suscitée par l’analyse des faits à la lumière des lois incontournables de la physique.
De terribles perspectives…
L’angoisse découle d’abord du contexte : les inondations et les incendies terribles qui sèment la désolation, la mort et l’effroi aux quatre coins de la planète concrétisent ce contre quoi le GIEC met en garde depuis plus de trente ans, et par rapport à quoi les gouvernements n’ont rien fait, ou presque rien fait. Elle découle aussi de l’énormité du constat : même si la COP26 (à Glasgow, en novembre) décidait d’appliquer le plus radical des scénarios de stabilisation étudiés par les climatologues, à savoir celui qui assure la réduction la plus rapide des émissions de CO2 et annule les émissions mondiales nettes en 2060 au plus tard (tout en réduisant aussi les émissions des autres gaz à effets de serre), l’humanité devrait affronter de terribles perspectives. En résumé :
• le plafond fixé à Paris serait dépassé. La température moyenne de surface du globe augmenterait probablement de 1,6°C (+/-0,4) entre 2041 et 2060 (par rapport à l’ère préindustrielle) pour redescendre entre 2081 et 2100 à 1,4°C (+/-0,4)
• attention, il ne s’agit que de moyennes : il est quasiment certain que la température sur les terres augmentera plus vite qu’à la surface des océans (probablement 1,4 à 1,7 fois plus vite). Il est quasiment certain également que l’Arctique continuera de se réchauffer plus vite que la moyenne globale (fort probablement plus de deux fois plus vite)
• certaines régions de latitude moyenne et semi-arides, et la région de mousson en Amérique du Sud, auront le record des hausses de température lors des journées les plus chaudes (1,5 à 2 fois plus que la moyenne globale), tandis que l’Arctique aura le record des hausses de température lors des journées les plus froides (3 fois la moyenne mondiale)
• sur terre, les vagues de chaleur qui se produisaient une fois tous les dix ans se produiront quatre fois tous les dix ans, et celles qui ne se produisaient qu’une fois tous les cinquante ans se produiront près de neuf fois sur la même période ;
• il est très probable que le réchauffement additionnel (par rapport au 1,1°C actuel) intensifiera les précipitations extrêmes et en augmentera la fréquence (au niveau global, 7 % de précipitations supplémentaires pour 1°C de réchauffement). Même tendance à la hausse pour la fréquence des cyclones tropicaux intenses (catégories 4-5) et leur force. Les précipitations intenses et les inondations associées devraient s’intensifier et devenir plus fréquentes dans la plupart des régions d’Afrique et d’Asie, d’Amérique du Nord et d’Europe. Les sécheresses agricoles et écologiques seront de même plus sévères et fréquentes dans certaines régions, sur tous les continents sauf l’Asie, par rapport à 1850 – 1900 ;
• il va de soi que ce réchauffement additionnel (de 0,5°C + /-0,4 par rapport à aujourd’hui) continuera à amplifier la fonte du permafrost, donc les dégagements de méthane. Cette rétroaction positive du réchauffement n’est pas complètement intégrée dans les modèles (qui, en dépit de leurs perfectionnements croissants, continuent donc à sous-estimer la réalité) ;
• le réchauffement des océans pendant le reste du 21e siècle sera probablement 2 à 4 fois plus important qu’entre 1971 et 2018. La stratification, l’acidification et la désoxygénation des océans continueront d’augmenter. Ces trois phénomènes ont des conséquences négatives sur la vie marine. Il faudra des millénaires pour qu’ils s’inversent ;
• il est quasiment certain que les glaciers de montagnes et du Groenland continueront de fondre pendant des décennies, et probable que la fonte continuera aussi dans l’Antarctique ;
• il est quasiment certain également que le niveau des océans montera de 0,28 à 0,55m au 21e siècle, par rapport à 1995-2014. Sur les 2000 prochaines années, il continuera probablement de monter – de 2 à 3 mètres – et le mouvement se poursuivra ensuite. De ce fait, à la moitié des endroits munis de marégraphes, les évènements de marée exceptionnelle qu’on observait une fois par siècle dans un passé récent seront observés au moins une fois par an, augmentant la fréquence des inondations dans les régions de basses côtes ;
• des évènements peu probables mais à très haut impact pourraient se produire au niveau global et au niveau local, même si le réchauffement restait dans la fourchette probable dans le cas du scénario radical (+1,6° + /-0,4°C). Même avec ce scénario à 1,5°C, des réponses abruptes et des points de bascule – tels qu’une fonte plus importante de l’Antarctique et la mort de forêts – ne peuvent être exclus.
• un de ces évènements peu probables mais possibles est l’effondrement du Courant océanique désigné comme AMOC (Atlantic Meridional Overturning Circulation). Son affaiblissement est très probable au 21e siècle, mais l’ampleur du phénomène est un point d’interrogation. Un effondrement provoquerait très probablement des basculements abrupts dans les climats régionaux et le cycle de l’eau, tels qu’un déplacement vers le sud de la ceinture des pluies tropicales, un affaiblissement des moussons en Afrique et en Asie, un renforcement des moussons dans l’hémisphère sud et un assèchement de l’Europe.
… dans le meilleur des cas ?
Ce rapport oblige à voir la réalité en face : nous sommes littéralement au bord du gouffre. D’autant plus que, répétons-le et insistons-y : 1°) les projections relatives à la hausse des océans n’intègrent pas les phénomènes de dislocation des calottes glaciaires, qui sont non-linéaires, donc non modélisables, et ont le potentiel de transformer très vite la catastrophe en cataclysme ; 2°) tout ce qui est énuméré ci-dessus est ce qui arrivera, selon le GIEC, au cas où les gouvernements de la planète décideraient de mettre en œuvre le plus radical des scénarios de réduction des émissions parmi ceux qui ont été étudiés par les scientifiques, le scénario visant à ne pas (trop) dépasser le 1,5°C.
Détailler les impacts des autres scénarios alourdirait inutilement ce texte. Contentons-nous d’une indication, concernant le niveau des mers : dans le scénario business as usual, une hausse de 2 mètres en 2100 et de 5 mètres en 2150 n’est « pas exclue ». Et à long terme, sur deux mille ans, pour un réchauffement de 5°C, les mers monteraient inévitablement et irréversiblement (à l’échelle humaine des temps) de… 19 à 22 mètres !))
Reprenons. Mettre en œuvre le plus radical des scénarios qui leur sont proposés, ce n’est pas ce que les gouvernements sont en train de faire. Leurs plans climat (les « contributions nationalement déterminées ») nous mènent actuellement vers un réchauffement de 3,5°C. À cent jours de la COP26, seuls quelques partenaires ont « haussé leurs ambitions » … sans atteindre cependant, et de loin, les niveaux nécessaires de réductions des émissions. C’est ainsi que l’UE, « championne climatique », affiche un objectif de 55 % de réduction en 2030 là où il en faudrait 65 %.
Une simple question de mathématiques et sa conclusion politique
Greta Thunberg a dit un jour que « la crise climatique et écologique ne peut tout simplement plus être résolue dans le cadre des systèmes politiques et économiques actuels. Ce n’est pas une opinion, simplement une question de mathématiques ». Elle a entièrement raison. Il suffit d’aligner les chiffres pour le constater :
1°) le monde émet 40GT de CO2 par an environ ;
2°) le « budget carbone » (la quantité de CO2 qui peut encore être émise globalement pour ne pas dépasser 1,5°C) n’est plus que de 500Gt (pour une probabilité de succès de 50 % – pour 83 %, c’est 300Gt) ;
3°) selon le rapport spécial 1,5°C du GIEC, atteindre zéro émissions nettes de CO2 en 2050 nécessite de réduire les émissions mondiales de 59 % avant 2030 (65 % dans les pays capitalistes développés, vu leur responsabilité historique) ;
4°) 80 % de ces émissions sont dues à la combustion des combustibles fossiles qui, en dépit du battage politico-médiatique sur la percée des renouvelables, couvraient toujours en 2019… 84 % (!) des besoins énergétiques de l’humanité ;
5°) les infrastructures fossiles (mines, pipelines, raffineries, terminaux gaziers, centrales électriques, usines automobiles, etc.) – dont la construction ne faiblit pas, ou à peine !- sont des équipements lourds, dans lesquels le capital s’investit pour une quarantaine d’années. Leur réseau ultra-centralisé ne peut pas être adapté aux énergies renouvelables (elles requièrent un autre système énergétique, décentralisé) : il doit être détruit avant amortissement par les capitalistes, et les réserves de charbon, pétrole et gaz naturel doivent rester sous terre.
Dès lors, sachant que trois milliards d’êtres humains manquent de l’essentiel et que les 10 % les plus riches de la population émettent plus de 50 % du CO2 global, la conclusion est imparable : changer de système énergétique pour rester sous 1,5°C tout en consacrant plus d’énergie à satisfaire les droits légitimes des démuni.e.s est rigoureusement incompatible avec la poursuite de l’accumulation capitaliste génératrice de destructions écologiques et d’inégalités sociales croissantes.
La catastrophe ne peut être stoppée d’une façon digne de l’humanité que par un double mouvement consistant à réduire la production globale et à la réorienter radicalement au service des besoins humains réels, ceux de la majorité, démocratiquement déterminés. Ce double mouvement passe forcément par la suppression des productions inutiles ou nuisibles et l’expropriation des monopoles capitalistes – en premier lieu dans l’énergie, la finance et l’agrobusiness. Il passe aussi par une réduction draconienne des extravagances de consommation des riches. En d’autres termes, l’alternative est dramatiquement simple : soit l’humanité liquidera le capitalisme, soit le capitalisme liquidera des millions d’innocent.e.s pour continuer sa course barbare sur une planète mutilée, et peut-être invivable.
Les brigands unis pour les « technologies à émissions négatives »
Il va de soi que les maîtres du monde n’ont strictement aucune envie de liquider le capitalisme… Que vont-ils faire alors ? Laissons de côté les climato-négationnistes à la Trump, ces adeptes de Malthus qui misent sur un néofascisme fossile, une plongée dans la barbarie planétaire sur le dos des pauvres. Laissons de côté aussi les Musk et les Bezos, ces milliardaires obscènes qui rêvent de quitter le navire Terre rendu invivable par leur avidité de rongeurs capitalistes. Concentrons-nous sur les autres, plus rusés, celles et ceux – les Macron, Biden, Von der Leyen, Johnson, Xi Jiping… qui se disputeront comme des brigands pour que l’accord de Glasgow les avantage face aux concurrents, mais se serreront les coudes devant les médias pour tenter de nous persuader que « tout est sous contrôle ».
Pour échapper à l’alternative ci-dessus, que proposent ces messieurs-dames ? D’abord, bien sûr, la culpabilisation des consommateurs, sommés de « changer leurs comportements »… sous peine de sanctions. Ensuite, un ensemble de trucs et astuces dont certaines sont franchement grossières (la non-prise en compte des émissions des transports aériens et maritimes internationaux, par exemple) et d’autres sont plus subtiles – mais pas plus efficaces (par exemple l’affirmation que planter des arbres – dans le Sud global – permettrait d’absorber suffisamment de carbone pour compenser durablement les émissions de CO2 fossile des pays du Nord). Mais, au-delà de ces trucs et astuces, tous ces gestionnaires politiques du capital croient (ou feignent de croire) désormais dur comme fer en une solution miracle : l’augmentation de la part des « technologies bas carbone » (nom de code pour le nucléaire, notamment les « microcentrales) et, surtout, le déploiement des dites « technologies à émissions négatives » (TEN – ou CDR, pour Carbon Dioxyde Removal), censées refroidir le climat en retirant de l’atmosphère d’énormes quantités de CO2 à stocker sous terre. C’est l’hypothèse dite du « dépassement temporaire du seuil de dangerosité » de 1,5°C.
Sur le nucléaire, inutile de s’étendre après Fukushima. Quant aux « technologies à émissions négatives », elles n’existent pour la plupart qu’au stade du prototype ou de la démonstration, et leurs effets sociaux et écologiques promettent d’être redoutables (on y revient plus loin). Qu’à cela ne tienne : on veut nous faire croire qu’elles sauveront le système productiviste/consumériste et que le marché libre se chargera de les déployer. En vérité, ce scénario de science-fiction ne vise pas avant tout à sauver la planète ; il vise avant tout à sauver la vache sacrée de la croissance capitaliste et à protéger les profits des plus grands responsables du gâchis : les multinationales du pétrole, du charbon, du gaz et de l’agrobusiness.
Le GIEC entre science et idéologie
Et que pense le GIEC de cette folie ? Les stratégies d’adaptation et de mitigation des émissions ne font pas partie des compétences du GT1. Cependant, celui-ci émet des considérations scientifiques à prendre en compte par les autres GT. S’agissant des TEN, il se garde bien de ruer dans les brancards. Le Résumé pour les décideurs dit ceci : « Retirer de l’atmosphère du CO2 anthropique (Carbon dioxyde removal, CDR) a le potentiel d’éliminer du CO2 de l’atmosphère et de le stocker durablement (sic) dans des réservoirs (degré de confiance élevé). » Le texte continue en disant que « le CDR vise à compenser les émissions résiduelles pour atteindre zéro émission nette de CO2 ou, s’il est mis en œuvre à une échelle où les absorptions anthropiques dépassent les émissions anthropiques, pour abaisser la température de surface. »
En clair, le résumé du GT1 cautionne l’idée que les technologies à émissions négatives pourraient ne pas être déployées uniquement pour capter les « émissions résiduelles » des secteurs où la décarbonisation est techniquement difficile (l’aviation par exemple) : elles pourraient aussi être mise en œuvre à une échelle massive, pour compenser le fait que le capitalisme mondial, pour des raisons qui ne sont pas « techniques » mais de profit, refuse de renoncer aux combustibles fossiles. Le texte continue d’ailleurs en vantant les avantages de ce déploiement massif comme moyen d’arriver à des émissions nettes négatives dans la seconde moitié du siècle :
« Le CDR conduisant à des émissions négatives nettes mondiales réduirait la concentration de CO2 atmosphérique et inverserait l’acidification de la surface des océans (degré de confiance élevé). »
Le résumé formule une réserve, mais elle est sibylline : « Les technologies CDR peuvent avoir des effets potentiellement étendus sur les cycles biogéochimiques et le climat, ce qui peut soit affaiblir soit renforcer le potentiel de ces méthodes pour éliminer le CO2 et réduire le réchauffement, et peut également influencer la disponibilité et la qualité de l’eau, la production alimentaire et la biodiversité (degré de confiance élevé). »
En clair, il n’est pas certain que les TEN soient si efficaces que cela, certains « effets » pourraient « affaiblir (leur) potentiel pour éliminer le CO2 ». La dernière partie de cette phrase fait allusion aux impacts sociaux et écologiques : la bioénergie avec capture et séquestration du carbone (la plus mature des TEN à l’heure actuelle) ne pourrait réduire significativement la concentration atmosphérique en CO2 que si une superficie égale à plus d’un quart des terres en culture permanente aujourd’hui servait à produire de la biomasse énergétique – au détriment des réserves en eau, de la biodiversité, et/ou de l’alimentation de la population mondiale1.
Ainsi, d’un côté le GT1 du GIEC se base sur les lois physiques du système climatique pour nous dire que nous sommes au bord du gouffre, sur le point de basculer irréversiblement dans un cataclysme inimaginable ; de l’autre, il objective et banalise la fuite en avant politico-technologique par laquelle le capitalisme tente, une fois de plus, de reporter devant lui l’antagonisme irréconciliable entre sa logique d’accumulation illimitée du profit et la finitude de la planète. « Jamais un rapport du GIEC n’aura laissé sourdre à ce point l’angoisse suscitée par l’analyse scientifique des faits à l’aune des lois incontournables de la physique », écrivions-nous au début de cet article. Jamais non plus un tel rapport n’aura illustré aussi clairement qu’une analyse scientifique qui considère la nature comme un mécanisme et les lois du profit comme des lois physiques n’est pas vraiment scientifique mais scientiste, c’est-à-dire, partiellement au moins, idéologique.
Il faut donc lire le rapport du GT1 du GIEC en ayant à l’esprit qu’il est à la fois la meilleure et la pire des choses. La meilleure, parce qu’il fournit un diagnostic rigoureux où puiser d’excellents arguments pour mettre en accusation les possédant.e.s et leurs représentant.e.s politiques. La pire, parce qu’il sème à la fois la peur et l’impuissance… dont les possédant.e.s profitent alors même que le diagnostic les met pourtant en accusation ! Son idéologie scientiste noie l’esprit critique dans le flot des « données ». Elle détourne ainsi le regard des causes systémiques, avec deux conséquences : 1°) l’attention se focalise sur les « changements des comportements » et autres gestes individuels – pleins de bonne volonté mais pathétiquement insuffisants ; 2°) au lieu d’aider à combler le fossé entre conscience écologique et conscience sociale, le scientisme l’entretient.
Écologiser le social et socialiser l’écologie est la seule stratégie qui peut arrêter la catastrophe et faire renaître l’espérance d’une meilleure vie. Une vie du prendre soin des personnes et des écosystèmes, maintenant et dans une vision de long terme. Une vie sobre, joyeuse et chargée de sens. Une vie que les scénarios du GIEC ne modélisent jamais, où la production de valeurs d’usage pour la satisfaction des besoins réels, démocratiquement déterminés dans le respect de la nature, remplace la production de marchandises pour le profit d’une minorité.
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